D'abord une petite boule, détectée "toute seule sous la douche" en juin 2019. Puis les examens, et le verdict qui tombe : Estelle est atteinte d'un cancer lobulaire "coriace et rapide" du sein droit. "Mon espérance de vie était de deux ans si je ne faisais rien." Le protocole se met immédiatement en place : la jeune femme de 39 ans subit une mastectomie, puis enchaîne chimiothérapie et radiothérapie. Son traitement s'arrêtera en juillet 2020, aux abords de l'été. Estelle accuse le coup. "Avant, l'été était synonyme de petites robes échancrées, de décolletés, de légèreté. Ce n'est plus le cas." Comment aborder cette saison où le corps se dévoile ? Elle ne pense qu'à une chose : cacher et se cacher.
"Au-delà de la prise de poids dûe aux traitements, j'ai refait ma garde-robe en m'assurant que mes tops ne soient pas trop échancrés pour cacher ma cicatrice sous le bras et que le décolleté ne soit pas plongeant pour que ma prothèse externe reste discrète", soupire la jeune femme de 39 ans. "Je me rabats davantage sur des tops col montant et des t-shirts pour être à l'aise, sans être observée, questionnée, stigmatisée." La période estivale, jadis si douce, devient douloureuse, lourde. "Chaque moment vous rappelle le cancer. On sent la prothèse, on la voit, on doit la transvaser du maillot au soutien-gorge et inversement, tout est compliqué." Et puis il y a ces regards qu'elle devine et veut fuir : "Surtout quand on a le débardeur qui tombe un peu, qu'une partie de la prothèse se dévoile.... Je les vois, les gens sont intrigués, les yeux qui tombent inconsciemment sur la poitrine."
L'été dernier, elle n'a pas été à la plage. Sa chimio à peine terminée, sa peau restait encore trop sensible. "Le moindre rayon du soleil chauffe beaucoup plus vite, on est beaucoup plus réactive, on transpire plus aussi donc on cherche l'ombre et le frais en permanence. Tout cela peut nous faire passer aux yeux de notre entourage pour des capricieuses, des chieuses. On se sent dans ces cas-là incomprise, blessée, triste, pas à sa place. Ils oublient vite..."
Cette année marquera les retrouvailles d'Estelle avec la mer, dans le Var. Elle a glissé un tankini dans sa valise et se réjouit autant qu'elle appréhende ce retour à la plage. "J'espère tenir le rythme", soupire-t-elle, attendant impatiemment sa reconstruction, prévue dans les prochains mois.
Cindy Palomares, elle, a hâte. Un an à fuir le soleil et sans possibilité de se baigner, ça fait long pour cette habitante du Loiret. Son cancer hormonodépendant a été détecté quelques semaines avant le premier confinement de 2020. "Ce n'était pas très joli". Tumorectomie, chimiothérapie, mammectomie et radiothérapie : les traitements harassants s'égrènent et rythment son année. Mais elle a vécu l'ablation de son sein comme un soulagement. "J'ai changé mon regard sur beaucoup de choses. Certaines me paraissent dérisoires comparé à avant. Qu'est-ce qu'un sein comparé à la vie ?"
A l'orée des vacances, la jeune femme de 38 ans prend soin d'elle, se cajole. "Le cancer m'a apporté un renouveau sur moi." Et Cindy est impatiente d'étrenner son nouveau maillot dans lequel elle glissera sa prothèse "qui fait illusion" pour enfin profiter de cette parenthèse en famille. "Cela fait deux ans que nous ne sommes pas partis. Cet été, on va avec nos quatre enfants dans un parc aquatique pendant une semaine et il est hors de question que je reste sur le bord de la piscine à les regarder. C'est un moment important pour nous, nécessaire."
La sensation de l'eau ("Après tous ces traitements, on se sent enfin légère"), le soleil sur sa peau... Cindy veut savourer "les petites choses", se réapproprier ce corps combattant qui a besoin de repos et de répit.
Cette fameuse "épreuve" du maillot qui revient tel un boomerang chaque été dans les magazines féminins, les injonctions au "bikini body", le face-à-face plus ou moins serein avec le miroir... Ces femmes atteintes du cancer du sein n'ont pas eu le loisir d'y penser tandis qu'elles se battaient contre l'assaillant. "La question du maillot et du regard que l'on porte sur son corps émerge à distance des traitements", explique Amélie Icart, psychologue clinicienne dans l'unité de Psycho-Oncologie de l'Institut Curie à Paris. "Quand ces femmes viennent de subir l'opération et qu'elles rentrent dans un protocole de chimiothérapie ou radiothérapie, il y a peu de place pour le reste. Toute l'énergie psychique est concentrée là-dedans. Et ces histoires de maillot paraissent très futiles quand on est en guerre. Ce n'est qu'après que l'on aborde la 'normalité'."
La "normalité", Myrtille* la balaie d'un revers de la main. Pas question de se planquer. Lorsqu'on lui a détecté un cancer nodulaire infiltrant au sein droit à 48 ans en 2017 lors d'une mammo de contrôle "dans une pièce froide à moitié à poil", elle ne s'est pas effondrée, "même si je n'ai pas sauté au plafond." D'une voix tonique au débit mitraillette, la Marseillaise raconte sa mastectomie totale du sein, ses six mois d'"amazone" (lorsque le sein n'a pas été reconstruit- ndlr) et ses baignades avec un maillot à coque, son hormonothérapie.
"Je me suis sentie tout aussi femme avec un sein en moins, je suis allée à la plage tout l'été suivant mon opération, j'ai porté des décolletés, je n'ai jamais eu honte, j'avais la tête haute", se rappelle-t-elle. Elle qui a jeté toutes ses forces dans ce combat contre son ennemi intime et a fait face seule ("Je n'ai pas de mari, pas d'amant, pas d'enfants") brandit sa pugnacité comme un étendard : "Le cancer du sein a été ma gloire, ma fierté."
Aujourd'hui reconstruite par "un artiste" qui lui a fait un décolleté "au top" et forte de son recul, Myrtille écrit, discute, donne de "la niaque" dès qu'elle le peut à ces femmes fragilisées. "Ce n'est pas parce qu'on a un cancer du sein qu'on est foutues ! Nous sommes des guerrières. Une femme ne se résume pas à une poitrine. C'est ce qu'on dégage qui importe."
Pour reprendre une posture conquérante et apprivoiser son corps asymétrique, Elisabeth Técher, elle, y est allée pas à pas. Diagnostiquée d'un cancer du sein gauche invasif et agressif atteinte axillaire en 2013 et 2015, l'autrice du livre Huit bougies pour la vie (éditions Les 3 colonnes) a subi une ablation totale du sein et un curage axillaire. "Je suis passée par le port de la prothèse, puis j'ai été l'égérie de Garance Paris pour leurs maillots de bains adaptés." Une expérience qui lui aura permis de poser un regard plus doux sur elle-même. Au fil des mois, sa prothèse lui a semblé "trop lourde, trop contraire à ma personne." Elle a finalement tranché et s'assume en amazone, à plat. "J'ai osé être moi-même en décidant que ce serait le monde qui s'ajusterait", sourit-elle. "Aujourd'hui, je ressens mon sein invisible mais si vivant."
Pour elle, la saison importe peu lorsqu'on est partie au front : "Le temps est différent pour chacune d'entre nous. Eté comme hiver, nous méritons de l'indulgence, du bonheur et d'oser nous épanouir telles que nous sommes."
Les pressions exercées sur les silhouettes des femmes, notamment en été, Gaby, 54 ans, les trouve terriblement dérisoires au regard de l'épreuve qu'elle a traversée. Elle a d'ailleurs choisi de les ignorer. Après une mastectomie du sein gauche en 2017 et son protocole de soins, elle s'est appliquée à vivre un été "normal", entre baignades et balades à vélo, en dépit de la fatigue et de cette "absence" de sein qui la déséquilibrait tant physiquement que psychologiquement. "Le premier été post-traitements m'a fait du bien. J'avais l'impression de revivre et je me fichais du regard des autres." Une respiration salvatrice avant sa reconstruction et la reprise de son travail d'enseignante. Car il était impossible pour elle d'affronter le regard inquisiteur de ses élèves sans opération, "bien plus impressionnant que celui des autres sur la plage."
Gaby envisage aujourd'hui de se faire tatouer quelque chose de "différent" à la place du mamelon. Comme le symbole de cette vie d'après. Un joli motif qui prendrait sa source sur son nouveau sein et s'imbriquerait harmonieusement avec sa cicatrice dans le dos. "Je me vois même faire du topless !", sourit-elle, alors qu'elle se prépare à partir pour l'Aveyron, puis dans les Landes.
Comme le souligne Amélie Icart, le cancer et le combat qui s'en suit servent de révélateurs au rapport que ces femmes entretenaient avec leur corps avant l'irruption de la maladie. L'été peut se révéler une période délicate ou émancipatrice. "La problématique de se remettre en maillot de bain dépend beaucoup de la relation qu'elles avaient à elles-mêmes avant la maladie. C'est une angoisse qui traverse beaucoup de femmes en général. Devoir dévoiler sa poitrine après cette 'mutilation' ou 'amputation'- des mots qu'elles emploient souvent-, montrer ce corps devenu étrange et qui a été dangereux, peut être l'occasion de se réapproprier une silhouette que l'on n'aimait pas beaucoup. Mais cela peut aussi accentuer des complexes", observe la psychologue.
"Pour certaines patientes, il peut être parfois rassurant de se retrouver en connexion avec la préoccupation finalement banale du maillot de bain sur la plage et à ces injonctions nébuleuses du 'beau corps' qui pèsent sur toutes les femmes."
Anne Kerguelen, elle, a fait du chemin. Et s'est délestée progressivement de toutes les injonctions oppressantes. En 2018, le jour de ses 60 ans, elle entrait au Centre Eugène Marquis à Rennes pour subir l'ablation de son sein gauche. "Une seule larme versée en salle de réveil quand l'infirmière a soulevé le drap pour surveiller le pansement." Sa reconstruction en ligne de mire, elle prend rendez-vous avec des chirurgiens. Mais six mois après sa mammectomie, une intervention sur son épaule a retardé ses plans. "C'est ma rééducation de l'épaule dans une piscine qui m'a confrontée à un groupe pour la première fois en maillot. Pas facile du tout d'assumer le regard des autres, pas facile de me retrouver avec ce corps mutilé." Anne estime cependant avoir eu de la "chance" : "Dans cette piscine, j'ai trouvé d'autres corps, d'autres histoires qui m'ont fait comprendre que je n'avais pas le droit de réagir ainsi : il y avait un jeune homme paraplégique, une femme avec des séquelles d'AVC..."
Au fil des rendez-vous médicaux, Anne réalise que le chemin de la reconstruction sera "trop lourd, trop long, trop douloureux"- sa morphologie "généreuse" demandant une technique chirurgicale appelée DIEP (Deep Inferior Epigastric Perforator), "soit un morceau de peau, de graisse et les vaisseaux sont prélevés sur le ventre pour faire un greffon et reconstruire ainsi le sein." Le doute s'immisce, Anne commence à hésiter. Et elle se renseigne : sur les 20 000 femmes à subir une ablation du ou des seins chaque année, seules 27% des Françaises font le choix de la reconstruction mammaire. "Personnellement, je ne me sens pas détruite alors pourquoi vouloir me reconstruire physiquement ?"
C'est le déclic : elle restera "à plat" et s'engage au sein de l'association Complètement femme qui accompagne les femmes amazones. Objectif ? "Les aider à apprivoiser leurs cicatrices et leur nouveau corps." Parmi les challenges organisés par le collectif, le défi décomplexant "Toutes à l'eau avec ou sans lolo". C'est ainsi que ce dimanche 4 juillet, Anne Kerguelen s'est retrouvée avec une trentaine de femmes sur la plage des Rosaires à Plérin dans les Côtes d'Armor. L'eau était à 16°C, mais elles se sont jetées à l'eau, fières, joyeuses et belles.
"Il y avait des femmes de tous les âges, des Amazones, des plates, des solidaires, des femmes en plein traitement...", s'enthousiasme-t-elle. "Je sais que se mettre en maillot de bain et penser subir les regards autour de soi peut être compliqué. Mais une femme reste une femme avec un sein ou deux en moins. La féminité ne se loge pas seulement là."
* Le prénom a été changé.