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Pourquoi les "anti-bise" sont-ils vus comme des rabat-joie ?
Publié le 25 août 2020 à 16:03
Par Catherine Rochon | Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Si la bise fait partie des gestes désormais bannis en ces temps d'épidémie de coronavirus, de nombreuses personnes font de la résistance. De quoi créer le malaise.
Ne plus se faire la bise pour respecter les gestes barrières Ne plus se faire la bise pour respecter les gestes barrières© Adobe Stock
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Magalie débarque pour l'apéro, une bouteille de rosé sous le bras. Elle s'approche d'Ariane, avance la tête, mais celle-ci esquisse un pas en arrière : "Je ne fais pas la bise", lance Ariane, un sourire gêné sur les lèvres.

C'est cet étrange ballet qui se danse partout en France depuis quelques mois. Un pas (et une joue) en avant, trois pas en arrière. Car si la petite musique des gestes barrières est martelée quotidiennement ("Lavez-vous les mains", "Gardez vos distances", "Portez un masque"), les rituels pré-coronavirus semblent difficilement déboulonnables pour certain·e·s. Suivant le déconfinement, un nouveau fossé s'est creusé et deux clans ont émergé : la "team bise" et la "team anti-bise". Des adeptes du bisou font de la résistance en dépit des consignes sanitaires quand d'autres ont fermement pris le parti de garder leurs distances. Ambiance.

Une fracture moins anodine qu'elle n'y paraît car elle révèle en filigrane nos combats (éviter la propagation de ce satané virus) ou nos espoirs : celui de replonger dans une routine familière, de renouer avec un "monde d'avant" familier. Prendre ses distances avec son entourage, notamment celles et ceux que l'on aime le plus ? Compliqué à assimiler. Réinventer dare dare nos codes profondément ancrés ? Pas si évident. Et faire l'impasse sur la tradition ancestrale de la bise renvoie un signal qui reste déroutant pour beaucoup.

"Les rituels de salutation occupent une place importante au sein d'une culture. En pratiquant un rituel de salutation, on réaffirme à chaque fois qu'on appartient bien à ce groupe et qu'on reconnaît son interlocuteur comme membre de ce groupe", rappelle Dominique Picard, psychosociologue, spécialiste des relations sociales, autrice de Politesse, savoir-vivre et relations sociales (éditions Que sais-je ?). "À l'inverse, refuser le rituel, c'est se mettre en retrait, manifester que ce groupe et ses membres ne sont pas assez intéressants pour nous. Pour résumer, ce sont des actes dits de 'réassurance identitaire et groupale'".

Se faire la bise pendant l'épidémie de Coronavirus © Adobe Stock

Avant la vague du coronavirus, Mathilde* n'était déjà pas une fanatique du bisouillage. Mais elle s'y collait parce que "c'était admis de le faire". Cette fleuriste strasbourgeoise de 31 ans "peu tactile" dérogeait d'ailleurs souvent à la règle : "Un petit bonjour collectif m'a toujours bien arrangée", sourit-elle. "Lorsqu'il a été question de garder ses distances avec les gens, j'ai tout de suite pris l'habitude de ne plus la faire. Quelques jours même avant le confinement, il n'était plus question de la faire pour ma part et je ne m'en cachais pas."

Nathan, graphiste de 25 ans à Paris, a lui pris ce nouveau pli. Par principe de précaution avant tout. "Avant la crise, j'embrassais quasiment systématiquement, même des gens que je venais de rencontrer. Je n'estime pas être la personne la plus exposée au virus de par mon âge. Mais je préfère arrêter pour ne pas prendre de risques et potentiellement propager le virus. On entend tout et n'importe quoi au sujet du Covid 19... Personne n'est sûr de rien alors pour le moment, je préfère rester prudent."

"Allez, on se fait la bise ?"


Mais les vieux réflexes rappliquent au galop et, passée la période d'isolement et de sidération du confinement, les réunions familiales, les apéros arrosés et les dîners animés entre amis ont souvent donné lieu à de chaleureuses embrassades à la sortie. Ainsi, selon un sondage HuffPost/ YouGov publié en juillet, plus d'un Français sur trois avait déjà ou envisageait de faire la bise d'ici la fin de l'été. Exit la tendance (éphémère) du "coude à coude" ou du "check de pied" : le sempiternel "allez, on se fait la bise ?" a bien souvent rythmé les retrouvailles tant attendues. Comme un doigt d'honneur à cette période incertaine qu'on aimerait tant révolue.

C'est le cas de Karine*, privée trop longtemps de ce "contact humain naturel et important pour moi". Déconfinée, elle a repris ses habitudes. Après la tension des mois d'enfermement, la bise lui apparaît comme une bouffée de normalité salvatrice, rassurante. "Je vis dans un département les moins touchés depuis le début. Malgré cela, cette épidémie a déjà bouleversé notre mode de vie. Je suis prudente avec celles et ceux que je ne connais pas et je ne fais plus la bise et je ne serre plus la main en milieu professionnel. Mais je continue à faire la bise dans un certain cercle, comme ma famille et mes amis proches".

Pour cette jeune quarantenaire de Perpignan, "la bise reste un geste d'affection essentiel, d'appartenance à un noyau social. Désormais, elle se fait dans un cadre réfléchi et de responsabilité", gageant que si l'un·e de ses proches "avait un doute sur son état de santé", elle leur ferait confiance pour "ne pas tendre la joue".

Le coude à coude pendant le coronavirus © Adobe Stock

Sophia* a elle aussi du mal à se plier à ces nouvelles règles de distanciation. Si elle évite tout de même d'embrasser les personnes "à risques", cette animatrice de 23 ans dans le Sud-Ouest tique sur ces gestes barrières qu'elle estime "très difficiles à respecter". "Faire la bise ne m'apparaît pas plus risqué que de passer une soirée avec des amis autour d'une table, de toucher les mêmes objets, de parler et rire pendant des heures."

Une résistance au changement qui n'étonne pas la psychosociologue. "Un code social est, par essence, collectif et lié à une culture. Il évolue en même temps que les moeurs mais il ne se 'réinvente' pas si facilement. Les alternatives au contact ont, au mieux, été vues comme amusantes. Mais elles sont surtout ressenties comme artificielles et contraignantes", analyse Dominique Picard.

"Pour moi, le virus était et est encore partout"

De fait, cette nouvelle codification de notre gestuelle crée aujourd'hui un petit schisme entre les partisans de la bise "quoi qu'il en soit" et celles et ceux qui se tiennent à un mètre de distance (minimum). Sur les paliers des maisons, aux abords des terrasses, sur les trottoirs, ces confrontations donnent lieu à des petits instants de flottement, voire de gêne. "La bise oblige à une proximité physique- puisqu'on se touche- qui signifie la proximité affective, de même que la distance physique est associée à de la froideur. Les règles de distanciation bouleversent ces significations et provoquent une sorte de malaise."

Ce malaise, Mathilde l'a vécu avec stupeur pendant ses vacances. "Cet été, je suis partie dans le sud chez des amis dans un village et à ma grande surprise, c'était bise et serrage de mains." Débarquée de Strasbourg, particulièrement frappée par l'épidémie, la jeune femme a pu mesurer le fossé entre les fameuses "zones rouges" anxiogènes et "zones vertes" plus détendues. "J'ai l'impression que les grandes villes restent plus marquées par les gestes barrières. Nous avons tous été confinés à la dure, en appartement, seuls ou dans de petits espaces et je crois que l'on a pris la mesure et l'importance de ne pas y retourner. A l'inverse, quand tu vis dans un village, avant de tomber sur une sensation de situation pandémique, tu as du temps... Et puis, tu es certainement moins traumatisé car tu n'as pas vécu le même confinement. Pour moi, le virus était et est encore partout, à la porte de mon appartement, donc se faire la bise me semble fou !"


De là à devoir se justifier face aux "assauts" plus ou moins lourds des serial-biseurs ? Mathilde a du répondant. "La majorité des réactions sont plutôt intelligentes et compréhensives. Mais j'ai eu quelques petites réflexions de l'ordre du "Mais t'as peur de quoi sérieux, t'es jeune, tu vas pas mourir allez..." ou d'autres comme "Oh, t'es pas drôle" ou "T'es relou". Dans ces cas-là, je peux répondre : 'Tu verras si c'est drôle de mourir'. J'ai une petite tendance aux cassages d'ambiance."

Nathan, lui, fait preuve de pédagogie. Sans tomber dans le "kiss-shaming", il explique, rappelle le risque, avec ce drôle de sentiment de "faire figure d'exception". "Généralement, les gens sont étonnés quand je refuse de faire la bise. Il y a parfois un petit malaise... En la refusant, je passe un peu pour un le rabat-joie de service." Mais pas question de céder pour autant : "J'assume cette petite prise de position. Mine de rien, c'est un acte citoyen je trouve."

Face à ces récalcitrants, Sophia "respecte", tout en reconnaissant "chambrer un petit peu" ses amis qui refusent de lui faire la bise, "surtout si je m'apprête à passer un long moment avec eux, par exemple une fête entre amis pendant laquelle on sait que tous les gestes ne seront pas respectés."

Des "empêcheurs d'insouciance" ?


Alors, rabat-joie, les réfractaires à la bise ? Pour Dominique Picard, ce serait plutôt les adeptes du "smack" qui nageraient en plein déni, utilisant les embrassades comme autant d'oeillères dans un contexte sanitaire encore menaçant.

"La bise est devenue une sorte de représentation emblématique du temps d''avant', quand la convivialité était joyeuse et les manifestations d'affection sans danger, ce qui n'est plus le cas. Pour lutter contre l'inquiétude due à ce danger, certaines personnes ont décidé de nier la réalité et de faire comme si tout était redevenu normal", explique la psy. "La bise est le symbole de leur position. Ceux qui ne la pratiquent pas ne sont pas ressentis comme des gens prudents, mais comme des rabat-joie, des empêcheurs d'insouciance."

Mathilde assume : "Je suis peut-être de ceux qui 'dramatisent', 'en font trop', sont hypocondriaques ou autre... Tant pis, cela me rassure quelque part de me dire que je fais partie des gens raisonnables."

Refus de faire la bise © Adobe Stock

Florence, elle, se crispe dès qu'elle entrevoit ces embrassades. Pour cette aide-soignante de 43 ans, travaillant dans le Morbihan auprès de personnes âgées et vulnérables, cette légèreté est incompréhensible, surtout avec un virus qui rôde toujours. "Je porte le masque au travail depuis plusieurs mois, j'ai passé les premières semaines de la pandémie à ne même pas oser embrasser mes enfants quand je rentrais du boulot, par peur d'une contamination croisée. Je suis sidérée par celles et ceux qui, nonchalamment ou effrontément, envoient valser toutes les consignes concernant la distanciation physique et le port du masque."

Si elle n'était pas particulièrement attachée à la bise, lui préférant le serrage de mains ou les accolades, elle a tout bonnement fait une croix sur tout contact "pour ne prendre aucun risque". Et face aux sarcasmes des allergiques aux gestes barrières, elle se fait cinglante : "Je précise qu'il y a 98 résidents dans l'établissement où je travaille, et une seule chambre mortuaire. C'est un peu trash comme réponse mais ça a le mérite d'être efficace."

Alors que l'épidémie rebondit de plus belle en cette rentrée, les "pro-bises" se résoudront-ils à délaisser leur bécot d'usage ? Et si le coronavirus venait tout simplement à bout de cette tradition que de plus en plus de personnes considèrent comme contrainte et factice ?

"La bise s'est tellement répandue qu'elle est quasiment devenue obligatoire. Or ce n'est pas un contact anodin, comme la poignée de main qui n'engage qu'une petite partie du corps, et de plus une partie située à son extrême limite. Quand on s'embrasse, on touche à des parties du corps plus intimes comme la joue, les lèvres, voire même le souffle, l'haleine, la sueur, les odeurs... C'est donc assez intrusif et parfois même violent", souligne la psychosociologue Dominique Picard. "En embrassant tout le monde, on empêche toute forme de distinction. Tout est nivelé et la reconnaissance individuelle ou catégorielle n'est plus possible. Or, être reconnu dans son identité propre est un besoin fondamental de l'individu. Tout cela a entraîné depuis quelque temps un certain rejet de la bise."

La preuve avec ce tweet devenu viral le 22 août : "6 mois qu'on est plus obligés de faire la bise. Elle est pas belle la vie ?". Un cri de soulagement "liké" par plus de 54 000 internautes.

*Les prénoms ont été changés

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Lifestyle Société psycho Santé News essentielles témoignage Covid-19
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