La crise sanitaire historique que nous traversons laissera des traces. Des dizaines de milliers de familles endeuillées, une crise économique majeure, une explosion des violences faites aux femmes... Les conséquences de l'épidémie de Covid-19 apparaissent dévastatrices. Pour tenter d'endiguer cette pandémie planétaire, la plupart des pays ont choisi d'instaurer des mesures de confinement et appellent la population à respecter le mot d'ordre : restez chez vous. Un isolement forcé et durable qui ne sera pas, lui aussi, sans conséquences.
Un sondage exclusif YouGov/Terrafemina réalisé fin mars sur 1002 personnes révèle ainsi que, contre toute attente, 53% des Français·e·s appréhenderaient la sortie du confinement. Et 44% des personnes interrogées imaginent d'ores et déjà garder des "traumatismes" de cette période. Au terme de trois semaines de quarantaine, les effets psychologiques commencent donc à s'installer. Entre restrictions de liberté, isolement, angoisses qui croissent à mesure que le pic épidémique grimpe, cet enfermement à durée indéterminée ne risque-t-il pas de créer de multiples séquelles psychiques ?
Nous avons interrogé la docteure Hélène Romano sur les conséquences psychologiques que ce confinement inédit pourrait engendrer à moyen et long terme. Pour la psychothérapeute, qui travaille de près avec le Conseil scientifique conseillant actuellement le gouvernement, pas de doute : une bonne partie de la population française risque de sortir de cette expérience perturbée et nos interactions sociales se trouveront probablement profondément bouleversées.
Hélène Romano : C'est compliqué de répondre car il y a autant de personnes confinées que d'histoires différentes. Il y a des gens qui vivent le confinement de façon plutôt positive parce que cela leur laisse enfin le temps de voir leurs enfants, parce qu'ils ont une grande maison... Mais ces personnes sont minoritaires.
A l'inverse, il y a des personnes qui vivent le confinement- c'est la majorité de mon public- qui sont traumatisées, qui ont vécu des choses atroces comme une fille qui avait été séquestrée ou des parents dont le fils s'était pendu dans l'appartement une semaine avant le confinement. C'est une violence extrême pour eux.
Si on essaie de faire une moyenne, il faut se référer à deux études internationales qui ont été faites en Afrique au moment des épidémies du SRAS et d'Ebola en 2003 et 2013. Ce sont les seules études valides scientifiquement sur des populations en quantité. Mais il faut noter qu'en Afrique, il existe un rapport très différent à la famille. La population était confinée en groupes intergénérationnels avec grands-parents et petits enfants regroupés. Il y avait une notion de rassurance que nous n'avons pas actuellement en France, où les parents sont seuls avec leurs enfants ou des personnes isolées. La donnée scientifique dont nous disposons sur l'étude psychologique des personnes confinées dans un contexte sanitaire, c'est que la troisième semaine de confinement est la plus à risques au niveau psychique.
H.R. : La première semaine, il y a une forme d'incrédulité, on se dit que ce n'est pas grave, on en profite même pour regarder des séries, pour dormir. La deuxième semaine, on essaie de s'organiser, on se raisonne un peu plus. Mais la troisième semaine, on a cette sensation de vide, de solitude, on a du mal à se motiver, à s'habiller, à se lever, à se dire qu'on va sortir de là. Il y a comme une forme d'abandon. Ce n'est pas une dépression pure au sens psychiatrique du terme, car les gens arrivent encore à se projeter sur "l'après", mais ça paraît tellement loin... Cette troisième semaine est une période à haut risque de troubles de décrochage, voire de dépression, de malaise, de conduites addictives, de violences parce que les gens sont fatigués psychiquement et physiquement.
Même chez des personnes qui n'ont pas de passé traumatique très lourd, il y a ce sentiment de manque de motivation, une sorte de décrochage. En population occidentale, on le constate très fortement. Un peu moins chez nos voisins latins, l'Espagne et l'Italie, qui sont très marqués par l'attention intergénérationnelle, plus que les Français.
H.R. : Dans les études de confinement sanitaire de H1N1 et Ebola, c'est vraiment la troisième semaine qui est celle du passage à vide. Par la suite, les gens s'adaptent, s'organisent et la majorité ne tombent pas en dépression.
H.R. : Cela dépend. Il y a des personnes seules qui vivent très bien seules. Je vois une petite mamie qui est centenaire, cela fait 60 ans qu'elle a perdu son mari et elle, elle a l'habitude d'être seule. Pour les gens qui habitent seuls et qui sont bien avec eux-mêmes, il n'y a pas de problème. C'est un choix de vie, ils organisent leurs habitudes et ils sont bien comme ça. Le confinement ne les perturbe pas plus que ça.
Ce qui est compliqué, c'est pour les gens qui n'ont pas l'habitude d'être seuls, des personnes dépressives ou des gens au chômage par exemple. Et il y a le cas des personnes âgées en Ehpad, qui ne peuvent plus voir leurs proches. Il existe un risque plus important de dépression, de décrochage des aînés qui ne se nourrissent plus, se laissent aller et finalement mourir. Et enfin, il y a ces personnes qui habitent dans des villages et dont la seule visite était le facteur- mais il ne passe plus- qui n'ont pas de téléphone parce qu'elles sont en zone blanche, qui n'ont pas internet...
Pour les gens "seuls" dans leur tête- car il y a des personnes qui sont en couple, mais qui se sentent très seules- et/ou qui ne supportent pas la solitude en temps normal, c'est difficile. Il faut savoir s'occuper, appeler des gens... C'est ce qu'on apprend en psy : apprendre à être bien avec soi-même.
H.R. : Tout à fait. C'est ce qu'on essaie de préparer avec le ministère et le conseil éthique dont je fais partie : le post-confinement. Les ados et les jeunes adultes se rueront probablement dans les bars, les cafés, se retrouveront entre eux. Mais les adultes et les personnes âgées, celles et ceux qui suivent les infos, avec cette angoisse et ces images de cadavres dans les sacs, c'est extrêmement anxiogène : on se dit qu'on est mieux chez soi.
Lors du déconfinement, on va probablement avoir des gens qui ne vont pas du tout être motivés pour repartir travailler et qui vont même développer des peurs physiques : peur de l'autre, peur de l'environnement. Cela fait partie des troubles de cette fameuse "troisième semaine". On s'organise pour ne plus mettre le nez dehors pour ne pas attraper le virus avec des angoisses compréhensibles. Rester chez soi et avoir l'impression que l'extérieur est dangereux, surtout avec un virus qui n'est pas connu, est normal. Et ça l'est encore plus quand on travaille et qu'on est potentiellement en contact avec le virus et des malades tous les jours.
H.R. : Oui. Pour les personnes ayant vécu des deuils, c'est certain, surtout que les deuils sont vraiment problématiques car ils sont "empêchés" puisqu'on ne peut pas assister à l'enterrement. Et même sans avoir été touché ou malade, il y a cette ambiance très glauque, ces morts qui s'accumulent... Ce qui crée le trauma, c'est la blessure psychique liée à la confrontation à la mort. Et à partir du moment où le Covid-19 tue et qu'on est confinés pour se protéger de ce danger-là, nous sommes tous confrontés au danger de mourir.
Les études sur les personnes confrontées à des événements traumatiques, ce qui est notre cas, montrent que 30% des gens présentent des troubles. Sur 66 millions de Français, 30%, c'est énorme ! Et il y aura aussi des burn-outs, des maladies professionnelles qui suivront...
On a sacrément intérêt à anticiper des conséquences pour la population. A la fois pour toutes celles et ceux qui auront vécu des maltraitances (il y a d'ores et déjà une hausse de 30% de signalements de violences conjugales), pour les personnes qui vont devenir addicts comme les ados et jeunes adultes qui sont dans l'évitement et multiplient les apéros par écran interposé, les personnes qui sombrent dans l'automédication, les anxiolytiques et les TOCs de nettoyage, de vérification, de peur de l'autre. Ce ne sera pas forcément rationnel, mais une personne qui va tousser, on ne les verra plus du tout de la même façon.
H.R. : Oui, très probablement, surtout que la culture française est très marquée par le rapport à l'autre, se toucher, s'embrasser... Dans notre société, la "bonne distance", c'est 50 cm ! Nous sommes dans une société où l'on se fait la bise, on se serre la main. Un Asiatique ne vous embrassera jamais même si vous êtes de la famille. Le contact corporel est un point important du rapport à l'autre et l'épidémie, du fait des gestes barrières comme cette distance de sécurité d'un mètre, va bouleverser probablement notre mode relationnel.
On avait adopté des consignes très strictes à l'hôpital à l'époque de grippe A (H1N1) en 2009, mais au bout d'un temps, cela avait repris son cours normal. Là, ça va être différent : il y a ce confinement, il est dense, durable. On sera probablement plus prudents. Nous allons probablement révolutionner notre mode relationnel. Ce sera un autre mode de communication et il faudra trouver de nouveaux repères. Quand on retrouvera le rythme d'une vie sociale plus classique, ce ne sera pas simple. Est-ce que cela reviendra "comme avant" ? Pas certain...
H.R. : C'est une bonne question... Cela dépendra des personnes, des ressources, des aides, si on a été endeuillé·e ou pas pendant le confinement, si on a perdu son boulot ou pas. Moins il y a eu de bouleversements dans la vie du ou de la confiné·e, plus le retour à la vie sera facile. Pour les gens qui auront été marqués par des bouleversements négatifs, que ce soit par des deuils, des maladies, des handicaps, une perte d'emploi, une séparation (car en Chine, c'est un couple sur deux qui s'est séparé), il n'y aura pas de retour à l'avant.
Il va falloir l'intégrer. Il y aura autre chose, qui peut être "positif", car on aura beaucoup appris sur soi, sur les autres. Mais c'est comme après la guerre : ça n'a jamais été comme avant. Psychiquement, ce n'est pas possible. Ce sera autrement. Si on compare à "avant", on va dans le mur.
Pour ces gamins qui sont coincés chez eux et n'auront pas à manger, dans les familles où il y a des violences conjugales et intrafamiliales, pour les couples qui vont se déchirer ou les personnes qui auront perdu leur boulot, à la sortie du confinement, il faudra reconstruire sa vie. Ce sera un cauchemar et on les évolue de 30 à 40%, ce qui est énorme. Plus le confinement aura eu des conséquences négatives sur la vie personnelle et professionnelle, plus le retour à la vie "normale" sera compliqué.
H.R. : Si l'on s'appuie de ce qu'on sait des études sur les personnes incarcérées- qui savent pour combien de temps elles sont enfermées la plupart du temps, mais le vivent dans des conditions souvent déplorables- on sait que ce qui aide beaucoup, c'est de garder un rythme : jour/nuit. Les gens sont flagadas, ils se couchent tard, ils se lèvent tard, ils sont totalement décalés. Et il est primordial d'avoir une hygiène de vie en terme de sommeil, de se faire à manger et d'essayer de manger sainement.
Quand vous êtes chez vous le week-end, vous n'avez pas forcément envie de vous habiller, de vous raser, de vous doucher. Mais sur deux mois, ce n'est pas gérable. Le mieux, c'est de faire comme si on allait travailler : on s'habille, on ne traîne pas en pyjama. On sait que certains otages avaient une méthode : lorsque le soleil arrivait à tel moment dans tel arbre, ils passaient une demi-heure à penser à des choses positives. En gros, il faut s'organiser des "plages horaires" dans sa tête. C'est essentiel.