"Un certain nombre [d'enfants] sortiront de ce confinement tués ou morts psychiquement. Ce n'est pas à un enfant maltraité ou à une femme victime de violences conjugales de solliciter de l'aide : ils ne le peuvent pas. C'est à la société de les protéger, de les repérer, de les prendre en charge". Sur les ondes de France Culture, la psychologue et psychothérapeute Hélène Romano s'insurge. Et met des mots sur l'innommable : alors que le confinement que nous vivons aboutit à une augmentation des violences faites aux femmes, il faut également s'inquiéter du sort tout aussi alarmant des enfants.
Et l'actualité ne fait qu'appuyer les mots de la spécialiste. Le 29 mars dernier, on apprenait ainsi le calvaire vécu par le jeune Daoudja, un garçon de 6 ans plongé en état de mort cérébrale après avoir subi les coups de son père. Aujourd'hui, faut-il donc craindre une recrudescence des violences faites aux enfants ? Et comment agir face à un fléau qui perdure loin de nos regards, au sein des foyers confinés ? Les expertes nous répondent.
En France, on dénombre une hausse de 30% des violences domestiques depuis le début du confinement. En quinze jours seulement, donc. Vertigineux. "Confinées, les victimes n'ont plus d'échappatoire face aux agressions", observe en ce sens l'ONG Care. Or, on pourrait dire la même chose des enfants isolés entre quatre murs, exposés eux aussi à de sérieux dangers. D'ailleurs, confronter un enfant aux violences conjugales est évidemment considéré comme une maltraitance. "Quand un enfant en est témoin, les conséquences à long terme sont bien réelles pour l'état psychique, une source de traumatismes que les jeunes victimes traînent parfois toutes leurs vies", rappelle à juste titre Agnès Gindt-Ducros, la directrice de l'Observatoire national de la Protection de l'Enfance.
Et à l'instar de bien des femmes qui crient dans le vide, les enfants se retrouvent aujourd'hui emprisonnés dans un foyer dominé par l'emprise de l'autorité parentale, dépendants d'un "chez soi" qu'ils ne doivent pas quitter. Sans établissements scolaires ouverts, ni lieux d'accueil de la petite enfance et autres centres de loisirs, les éventuels regards alertes (et vrais recours) se réduisent à peau de chagrin, note Agnès Gindt-Ducros, qui s'en attriste : "On a l'impression de revenir à l'époque où les maltraitances faites aux enfants étaient un problème privé dont il ne fallait pas se mêler. Car comment voir ce qui se passe quand le huis clos familial devient la norme ?".
Institutions éloignées, "intermédiaires" limités, agresseur(s) à domicile occupant tout l'espace, tensions aggravées par la promiscuité... A tout cela, il faut encore ajouter une donnée que le confinement ne rend que plus évidente : la précarité. Quand l'espace est étroit, qu'il n'y a qu'un seul ordinateur pour toute la famille, que les moyens de communication sont réduits, les risques s'accroissent. "La pauvreté et l'isolement constituent des facteurs de dangerosité supplémentaires qui peuvent conduire à des violences excessives", observe d'ailleurs la directrice de l'Observatoire national de la Protection de l'Enfance, tout en le rappelant : "Mais des enfants qui sont victimes de maltraitance, il y en a dans tous les milieux sociaux".
Une assertion appuyée par Martine Brousse. Pour la présidente de l'association La Voix De l'Enfant (qui agit pour la défense et l'écoute de ces jeunes victimes encore trop ignorées), il est trop tôt pour savoir si le taux de violences faites aux enfants s'aggravera précisément en cette période troublée. Une chose est sûre cependant, "il y aura de la maltraitance confinée et on ne la découvrira que lorsque les portes s'ouvriront de nouveau". D'ordinaire, les chiffres dictés par les deux spécialistes sont déjà alarmants : ce sont un à deux enfants qui meurent chaque semaine des coups de leurs parents. Et chaque année, on dénombre pas moins de 80 infanticides.
Mais face aux chiffres qui angoissent, comment agir ? En appelant le 119, le numéro dédié à la protection des enfants en danger, "ou en risque de l'être", précise le ministère des Solidarités et de la Santé, puisqu'il s'agit également de prévenir ces maltraitances. Une ligne gratuite, ouverte tous les jours, 24 heures sur 24, loin d'être désertée en période de confinement. Bien au contraire même : ces derniers jours, les appels se multiplient.
"On a dénombré davantage de recours au 119 : le voisinage appelle plus facilement pour exprimer ses doutes quant à une situation, car bien plus de gens travaillent de chez eux, et se rendent ainsi comptent si des cris ou pleurs ne sont pas accidentels mais permanents", développe Martine Brousse.
Hormis les numéros d'urgence (le 119 et le 17) ou un formulaire de signalement en ligne, on peut également joindre des associations comme L'Enfant Bleu (au 01 56 56 62 62) : une écoute qui apporte une aide, des conseils juridiques et psychologiques. A l'instar du secrétaire d'État à la Protection de l'enfance Adrien Taquet qui en appelle à une vigilance collective, La directrice de l'Observatoire national de la Protection de l'Enfance Agnès Gindt-Ducros met l'accent sur l'importance d'une mobilisation citoyenne "impliquant l'organisation d'autres repérages". Sur les réseaux sociaux par exemple. Mais aussi par le biais de ce qui semble se restaurer doucement : la solidarité. "Les nouveaux liens qui se tissent à droite et à gauche (des voisines qui proposent de lire des contes aux enfants par exemple) soulagent les tensions au sein des foyers, atténuent l'isolement", remarque la directrice.
Des "tensions" qui ne doivent pas être prises à la légère. Car en dehors des foyers déjà inquiétés, ce confinement ne peut-il pas faire naître de nouvelles violences en facilitant les hausses de voix, la fatigue, les disputes ? "Si les tensions familiales peuvent s'exacerber, ce n'est pas pour cela qu'on va verser dans la maltraitance", tient à modérer Agnès Gindt-Ducros. Pour la spécialiste, il est important que la "charge parentale" s'allège : "Il faut que les parents soient conscients. Que, d'une colère possible, ils n'en viennent pas à des actes de violence, qu'ils échangent, appellent un ami, un proche, une association."
Voici pour la prévention. Mais l'action, elle, n'attend pas : La Voix de l'Enfant s'est déjà assurée de commander plus de 350 ordinateurs à destination des familles les plus précaires, afin de permettre une communication trop souvent étouffée. Les associations agissent au quotidien. Non seulement pour répondre à l'urgence de la situation, mais en prévision des drames de demain. Car pour Martine Brousse, cela ne fait aucun doute : "Dès maintenant, il faut penser à 'l'après', c'est-à-dire au déconfinement, et préparer d'avance les réponses les plus adaptées".