Culture
"L'intouchable" : la réalisatrice du docu choc sur Harvey Weinstein raconte
Publié le 9 août 2019 à 10:00
Par Catherine Rochon | Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Radiographie passionnante de l'ascension et de la déchéance spectaculaires du producteur ultra-puissant Harvey Weinstein, accusé d'agressions et de harcèlement sexuels par de nombreuses actrices, le documentaire d'Ursula MacFarlane est le tout premier film à examiner l'une des affaires les plus explosives de l'Histoire du cinéma.
Harvey Weinstein tenant un Oscar Harvey Weinstein tenant un Oscar© Shutterstock
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"Veux-tu vraiment faire de moi un ennemi alors que cela ne te prendra que 5 minutes ?". Dès 1978, alors promoteur de concerts à Buffalo (État de New York) et bien avant de devenir le producteur le plus puissant d'Hollywood, Harvey Weinstein sévissait déjà dans l'ombre. Quarante ans plus tard, face caméra, Hope d'Amore raconte son histoire, un drame qu'elle a tu pendant tant d'années. A l'époque, cette employée de la Harvey and Corky Productions trouvait "Harvey charmant". Au point d'accepter sans réserve un voyage à New York durant lequel Weinstein lui promet de la présenter au gotha. Arrivés à l'hôtel, il lui annonce une mauvaise nouvelle : il y aurait eu une erreur de réservation et ils seront contraints de partager une chambre. Le piège se referme sur Hope. Le voilà nu à côté d'elle dans le lit. Elle résiste, lui dit non. "Puis j'ai arrêté de me débattre". Silence.


L'histoire de Hope est l'un des nombreux témoignages sensibles et déchirants que la réalisatrice anglaise Ursula Macfarlane est parvenue à recueillir pour son documentaire, non sans mal. Car même après le coup de tonnerre de l'affaire qui porte son nom et provoquera la lame de fond #MeToo, une chape de silence continue à entourer l'ogre hollywoodien. Le colosse est tombé en 2017, mais nul ne sait s'il ne se relèvera pas un jour. Et sait-on jamais... Telle subsiste la toute-puissance de l'intouchable Harvey Weinstein. Celle de pouvoir maîtriser et faire taire les hommes comme les femmes par un pouvoir d'influence démesuré acquis au fil des décennies.


A travers les récits inédits d'accusatrices, de ses anciens collaborateurs, des journalistes qui ont révélé ses abus sexuels présumés, Ursula Macfarlane brode le portrait trouble et captivant d'un ex-gamin complexé du Queens devenu magnat tyrannique, ivre de sa puissance. Un "monstre" doté d'un flair inouï, qui redéfinira l'essence du cool à Hollywood avec ses deux sociétés de production Miramax et la Weinstein Company, propulsera des stars à Oscars, tout en profitant de son omnipotence pour abuser et briser des femmes en coulisses.

Alors que le procès pour viol et agressions sexuelles d'Harvey Weinstein s'ouvrira le 9 septembre prochain, la réalisatrice nous éclaire sur l'élaboration de ce documentaire exceptionnel, à retrouver en salle ce 14 août.

Terrafemina : Vous avez commencé à filmer votre documentaire juste après la révélation des accusations contre Harvey Weinstein. Avez-vous senti que cette affaire prendrait une ampleur aussi historique ?

Ursula Macfarlane : Le producteur Simon Chinn m'a appelée juste après la sortie du scandale en octobre 2017. Et très rapidement, nous avons senti que ce serait beaucoup plus gros que personne ne pouvait l'imaginer. J'ai senti qu'il fallait le faire parce que c'était une histoire tellement importante pour notre époque. On sentait que ce n'était pas une simple "news", mais quelque chose de plus universel. Cela s'amplifiait de jour en jour et c'était incroyable de voir ça. Et nous avons voulu capturer cela.

Des femmes témoignent pour la première fois. A-t-il été difficile de les faire parler à visage découvert ?

U.M. : Nous avons contacté toutes les personnes inimaginables. Toutes les personnes qui avaient parlé dans le New York Times, et elles nous répondaient qu'elles avaient déjà parlé justement... Donc on s'est dit que cela allait être difficile d'avoir de grosses célébrités. Nous étions évidemment ravis d'avoir l'actrice Rosanna Arquette parce qu'elle était un grand nom et que cela nous a donné de la crédibilité. Mais avoir des gens qui n'avaient encore jamais parlé est incroyablement puissant.

Nous avons par exemple Hope d'Amore qui vient de Buffalo qui n'avait jamais parlé depuis 30 ans. Elle n'en avait pas parlé à son mari, à son frère, sa soeur... Personne. Elle était très nerveuse avant que nous filmions, mais comme toutes les femmes qui ont témoigné, elle a juste senti que c'était important. Elle est même venue à l'avant-première à New York. Elles savaient toutes que c'était important et que c'était essentiel aussi que l'on voit leur visage. Le pouvoir du témoignage, de les entendre parler. Ces femmes sont très courageuses.

Il a aussi été difficile d'avoir les témoignages des anciens collègues de Weinstein Company. Nous en avons contactés beaucoup, de Miramax et de la Weinstein Company, une centaine. Et la plupart ne voulait pas parler parce qu'ils ont peur. Il y a beaucoup de sentiments contradictoires. A la fois de la culpabilité : "Est-ce qu'on aurait dû faire quelque chose ? Avons-nous détourné le regard sur ce qui se passait ?"

Certaines de ces femmes avaient signé un contrat de confidentialité. Risquent-elles quelque chose en témoignant ?

U.M. : Après la sortie de l'affaire, la Weinstein Company a mis fin aux accords de non-divulgation et ainsi, les employées de la société ont pu parler. Mais par exemple, une jeune Anglaise qui était assistante chez Miramax, avait un accord de non-divulgation super verrouillé et quand le scandale a éclaté, elle était terrifiée parce qu'elle voulait parler, mais elle avait ce contrat. Elle pouvait aller en prison si elle le rompait. Mais quand toutes ces femmes ont commencé à parler, elles lui ont donné du courage et elle s'est dit : "Fuck, je vais le faire". Donc elle l'a rompu en donnant une interview au Financial Times à Londres, puis elle a donné beaucoup d'autres interviews. Mais à ce stade, on peut penser qu'Harvey Weinstein ne va pas faire de procès à quiconque...

Il y a également Lauren O'Connell de la Weinstein Company qui avait signé un contrat de confidentialité. Et elle était également très angoissée à l'idée de le rompre. Mais ces personnes l'ont rompu parce qu'elles ont réalisé qu'il y avait cette vague de gens qui libéraient leur parole.

Harvey Weinstein et Gwyneth Paltrow
Ce qui apparaît de façon frappante dans votre film, c'est le mode opératoire d'Harvey Weinstein. A la manière d'un serial killer...

U.M. : C'est intéressant que vous disiez ça, parce que justement, je faisais des recherches sur un documentaire sur les harceleurs et la manière dont ils se comportent. Et Weinstein et les harceleurs ont beaucoup en commun. C'est ce que j'ai compris en parlant à toutes ces femmes, c'est la psychologie de la prédation sexuelle : tu repères quelqu'un, tu es charmant avec cette personne et d'ailleurs certaines disaient qu'elles le trouvaient charmant...

Et il y a cette dynamique de pouvoir. Tu vois quelqu'un qui n'a aucun pouvoir et qui a besoin de quelque chose : un boulot, des connexions dans l'industrie, un rôle, un Oscar... Harvey est la clé pour cela, il la tient. Il y a une exploitation et c'est très délibéré. On voit bien les différentes étapes dans le film et d'ailleurs, ce qu'il dit à ces femmes est à chaque fois très similaire. Ce schéma s'est répété pendant toutes ces années. Et depuis très longtemps.

Vous avez tenté de contacter Weinstein. Que s'est-il passé ?

U.M. : Rien du tout ! Mais nous devions évidemment le faire lorsque nous avons terminé le documentaire. Mais j'adorerais interviewer Harvey Weinstein ! Mais bien sûr qu'il ne nous aurait rien dit. Mais peut-être un jour... après le procès ? On verra. Mais ce serait passionnant car ce qui revient, c'est que personne ne sait exactement qui il est, il est très difficile à cerner. Quelqu'un le dit dans le film : son frère Bob était normal, il avait des amis, alors qu'Harvey Weinstein, apparemment, non. Ce serait donc fascinant d'essayer de comprendre. Peut-être dans quelques années, les gens commenceront à parler ? Mais aujourd'hui, c'est verrouillé.

Avez-vous été menacée en tournant ce documentaire ?

U.M. : Non, et pourtant, comme le voit dans le film, il avait des espions, on a même le témoignage d'un homme anonyme des services secrets. Mais nous avons été très prudents, surtout nous voulions protéger ces femmes qui témoignaient. Nous voulions nous assurer que Weinstein ne saurait pas ce qu'elles disaient et que ses avocats puissent s'en servir. Nous avons donc été très prudents au téléphone, avec nos documents. Mais honnêtement, s'il avait voulu savoir ce que nous voulions faire, cela n'aurait pas été compliqué pour lui.

Harvey Weinstein, Harvey Keitel et Quentin Tarantino © Shutterstock
Votre documentaire sort en France le même jour que le nouveau film de Quentin Tarantino, Once Upon a Time... in Hollywood . Une coïncidence ?

U.M. : Ah bon ? Non, je ne savais pas ! C'est très drôle parce que Tarantino était le petit protégé de Weinstein, ils étaient très proches. Mais Tarantino a donné une interview l'année dernière sous forme de mea culpa, en mode "J'aurais dû savoir et j'aurais dû faire quelque chose". Et je pense que beaucoup de réalisateurs sont dans la même situation. Plus de personnes auraient dû réagir, ils auraient dû poser plus de questions ou examiner ce qu'il se passait. Et c'est comme ça à Hollywood mais dans toutes les entreprises.

Que pensez-vous justement de toutes ces personnes qui sont restées silencieuses pendant tant d'années ?

U.M. : Ils et elles avaient peur, de l'argent, du pouvoir, de leur carrière... Harvey Weinstein a promis tellement de choses aux gens. Il pouvait vous faire gagner un Oscar. Il avait une immense influence. J'aimerais que les gens regardent mon documentaire et se demandent : "Qu'aurais-je fait dans cette situation ?". Lorsque quelqu'un a du pouvoir, certaines personnes feraient n'importe quoi et surtout pas faire de vagues. Et lorsqu'on a du pouvoir, on peut faire n'importe quoi.

En France, très peu d'actrices ont finalement embrassé le mouvement #MeToo.

U.M. : La culture est différente. J'ai vécu à Paris et j'ai lu la tribune signée par Catherine Deneuve. De ce que j'ai compris, ces femmes signataires disaient : "Nous ne voulons perdre l'idée de séduction". Mais pour moi, c'est très clair ! Je ne veux pas non plus perdre cette idée de la séduction, c'est merveilleux. Mais il y a une différence entre la séduction et les abus de pouvoir. Et le harcèlement n'est pas de la séduction. C'est peut-être aussi une question de générations ? En tout cas, j'ai senti que plein de jeunes Françaises voulaient que les choses changent. En Angleterre, il n'y a pas eu de sursaut énorme non plus...

Que fait Harvey Weinstein en ce moment avant son procès prévu le 9 septembre ?

U.M. : Il porte un bracelet électronique et il ne peut pas quitter New York et le Connecticut. J'imagine qu'il se déplace quand même dans la ville.

Pensez-vous qu'il puisse gagner son procès ?

U.M. : Je n'aime pas dire cela, mais je pense que c'est possible parce qu'il est tellement difficile de prouver les agressions sexuelles et le harcèlement sexuel... Souvent, il n'y a pas de témoins. Et c'était il y a longtemps et il n'y a pas de preuves physiques. C'est difficile pour toutes ces victimes, et pas seulement dans l'affaire Weinstein. Et il y a beaucoup d'argent dans cette histoire. Le procès risque d'être difficile. Mais j'espère vraiment qu'il y aura une justice.

Imaginez-vous tourner une "suite" à ce documentaire ? Après le procès ?

U.M. : Nous n'avons pas encore de plans mais c'est quelque chose dont nous avons parlé. Nous verrons. Personnellement, cela a été une période très intense ainsi que pour mes producteurs. Mais je pense qu'il y aura un gros film à faire... peut-être dans dix ans ? En faire une grosse série sur Netflix par exemple. Et beaucoup de gens pourraient parler, avec du recul. Nous pourrions regarder si les choses ont changé dans notre culture, dans l'industrie cinématographique.

Je pense que cette affaire est en train de faire évoluer les choses, mais en parler n'est pas suffisant. Et si Weinstein ne va pas en prison, beaucoup de personnes seront extrêmement choquées et déprimées et se diront : "A quoi bon ?". Mais bien sûr que cela sert. Je sens que les choses évoluent sur les lieux de travail, à Hollywood, mais ça ne se fait pas en une nuit. Et nous savons malheureusement qu'à chaque fois qu'il y a une grande avancée féministe, il y a toujours un "backlash", une offensive réactionnaire (théorie développée par la féministe américaine Susan Faludiune dans un essai en 1991- Ndlr). Ce fut le cas dans les années 70, les années 80 et maintenant avec l'administration Trump...

L'intouchable, Harvey Weinstein

Un documentaire d'Ursula MacFarlane

Sortie en salle le 14 août 2019

Mots clés
Culture Société cinéma News essentielles interview Harcèlement sexuel
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