Nous la retrouvons début septembre dans un café discret du Quartier latin. Assise à une petite table de bois, elle nous souffle : "Ça va nettement mieux qu'il y a trois mois". Jane Birkin a le sourire : son nouvel album Oh ! Pardon tu dormais... (que nous n'avons pas pu encore écouter), co-écrit avec l'orfèvre de la pop frenchy Etienne Daho et qui sortira le 20 novembre prochain, la réenchante. Et le single délicieusement entêtant Les jeux interdits annonce la couleur : ce disque sera infiniment personnel, ciselé sur-mesure. Après douze ans pour reprendre son souffle, panser ses meurtrissures, reprendre possession de ses mots, aujourd'hui, elle se réjouit : elle a retrouvé sa voie.
Dans ce drôle de "monde d'après" où tout est chamboulé, son timbre frêle reste immuable, comme un repère douillet et réconfortant. Jane Birkin parle (étonnamment) beaucoup. Et on se love dans son franglais exquis, on se plaît à se perdre dans ses souvenirs intimes. Elle évoque tour à tour ce joyeux "accouchement" musical, ses filles, ses fantômes, "Etienne", "Serge" et "Brigitte". Et nous ne l'interromprons pas. Evidemment.
Jane Birkin : Je n'avais pas encore rencontré la personne avec laquelle j'allais travailler. Il fallait que quelqu'un soit intéressé par moi, par ce que j'écrivais. Etienne (Daho) me poursuivait depuis 20 ans avec cette idée d'utiliser certains textes de Oh pardon, tu dormais, pièce que j'avais écrite. Mais ce n'était jamais le moment.
J'ai fait l'album Arabesque en 2002, puis il y a eu la mort de Kate (Barry, sa fille décédée en 2013) et je ne pouvais plus penser à rien, à part dire les poésies de Serge (Gainsbourg) sur scène avec Michel Piccoli et Hervé Pierre en 2015. Mais certainement rien de créatif. Et puis je ne savais pas vraiment ce que j'avais de créatif en moi...
J.B. : Il me semblait que je n'avais rien à dire. Et c'est la persistance d'Etienne qui m'a convaincue. Il avait plein d'envies, notamment avec des idées piochées dans mon journal sur la jalousie, sur les fantômes par exemple. Dès que j'ai commencé à travailler avec lui, c'est parti tellement vite, tellement gaiement ! J'étais avec quelqu'un qui m'avait totalement comprise, qui voulait me mettre en valeur. Il me demandait constamment si les chansons qu'il composait m'allaient, s'il ne m'avait pas trahie.
J.B. : Oui, et il était tendre comme un amant. Savoir si cela m'allait, s'il ne m'avait pas choquée, si ce mot n'était pas de trop... Mes textes étaient souvent des monologues et c'est lui qui trouvait les refrains. Ce travail à deux était vraiment joyeux, la magie a opéré. Et puis ce disque n'est pas trop difficile à chanter, il est dans mes tonalités, pas trop hautes. On a d'ailleurs gardé les premières prises pour la plupart. Jean-Louis Piérot (co-fondateur du groupe Les Valentins) a aussi écrit des musiques tellement inspirantes. Ils ont vraiment fait un travail merveilleux.
J.B. : Oui, sans doute. C'est un hommage à l'enfance. J'ai eu des enfants très impertinentes ! Dans notre maison de campagne qui donnait sur le cimetière, pendant les vacances d'été, Kate et Charlotte- et pour le clip, j'ai ajouté Lou aussi- avaient cette obsession d'enterrer tout, comme dans le film Jeux interdits (réalisé par René Clément en1952). Elles enterraient des taupes, des mulots, le rôti du dimanche, la carcasse du poulet qu'on venait de manger avec un peu de mousse ou du papier cul, dans des boîtes allumettes...
Kate avait un grand sens d'équité. Dans le cimetière, il lui semblait que certains tombeaux étaient garnis de beaucoup de fleurs en porcelaine, et que d'autres en étaient dépourvus. Elle voulait en mettre un petit peu pour tout le monde. Pour elle, ce n'était que justice et d'équilibre enfantine ! On m'est tombé dessus évidemment ! C'est un souvenir très tendre et Etienne lui a rendu son côté malicieux avec cette chanson.
J.B. : Enfant, on a dérobé des maisons abandonnées avec mon frère Andrew. Je faisais le guet pour signaler si un policier arrivait. Et pourtant, j'étais trouillarde. Mais j'étais collée à lui comme un petit lieutenant. On trouvait des trésors merveilleux, peu importe où on se trouvait, même dans un bunker à Berlin ! Andrew descendait du grenier avec des journaux de La libre parole (journaliste populiste et antisémite fondé en 1892- Ndlr) par exemple. Serge en avait fait encadrer, j'en ai donné un aussi à Louis Garrel avant qu'il ne joue dans le film sur Dreyfus (J'accuse de Roman Polanski)...
J.B. : (Elle réfléchit longuement) J'espère leur avoir donné confiance en elles. Je croyais tellement en elles, sans réserve. J'espère que ça les a confortées dans leur travail, à toutes les trois. Elles m'ont toutes vraiment surprises ! Je n'ai aucun mérite parce que dans les cas de Charlotte et Lou, elles étaient d'une telle originalité. Et Kate avec ses photos... Elle avait cette élégance, cet oeil qui faisait qu'on avait une confiance folle en elle, parce qu'elle mettait en valeur d'une manière aimante. Et ses séances-photos étaient toujours un délice. Il n'y avait aucune séduction, aucune musique : juste elle, qui encourageait et qui savait comment rendre belle ou beau.
J'espère qu'à aucun moment, je n'ai fait trembler leur confiance. Parce qu'en étant toutes dans le même métier, ce n'est pas facile. Mais j'avais la chance de n'avoir aucune ambition ou frustration : ça aide aussi.
J.B. : Je ne peux pas trop me plaindre de ça parce qu'après tout, j'en ai énormément profité. Serge m'a sauvé la vie après sa mort. Lorsque j'étais en panne mentalement après la mort de Kate ou quand j'étais désoeuvrée, l'album Arabesque m'a sauvée et soutenue pendant 15 ans durant. Ce sont des chansons qu'il m'avait données avant sa mort, et peut-être les plus belles paroles que l'on puisse offrir à quelqu'un. La difficulté a été de savoir si je valais quelque chose sans lui, en fait. Parce que j'ai tellement fait corps avec lui que c'est un peu vertigineux de marcher seule, avec cette réelle crainte que tu ne vaux rien.
Quand j'ai écrit la pièce de théâtre Oh pardon par exemple, les gens ne trouvaient pas ça mauvais : cela m'a aidée. Si je devais être infidèle à Serge, il fallait que je le sois complètement. Et c'est comme ça que Philippe Lerichomme a conçu le disque A la légère et demandé à 13 différent·e·s. compositrices et compositeurs d'écrire pour moi. Cela m'a libérée complètement parce que tout d'un coup, je pouvais chanter "d'autres personnes". Même si mentalement, ça a été compliqué.
Et puis il y a ces gens dans la rue qui continuent à m'appeler "Madame Gainsbourg". Mais c'est normal : qu'est-ce que j'ai fait de très visible depuis lui ? Pour le public, ces années-là étaient peut-être les plus éblouissantes. Et j'ai été en couple avec un homme qui est devenu encore plus charismatique après sa mort, tout comme notre histoire d'amour. Au final, je n'ai jamais dit : "Non non, ne parlons plus de lui et de tout ça".
J.B. : Oui. Je me suis mariée à 18 ans (avec le compositeur britannique John Barry en 1965- Ndlr), j'ai eu ma fille Kate. Je sortais d'un mariage douloureux quand je suis arrivée en France. Et je tombe sur cet homme, Serge Gainsbourg, qui m'a trouvé bien à tous les points de vue. Même physiquement, Serge prétendait que j'étais la personne qu'il dessinait lorsqu'il était aux Beaux-Arts. Le fait de ne pas avoir de seins, les moqueries que j'avais subies dans les internats... Tout mon passé de complexes était balayé d'un seul coup. Et il voulait me montrer à tout le monde.
J'avais l'avantage d'être loin de mes parents. Je débarquais d'Angleterre, j'ai appris l'argot avec Serge, je ne savais pas trop ce que je disais mais ça faisait rigoler les gens. C'était parfait pour une personne qui avait des parents presque trop parfaits. Ma mère actrice super connue, mon père si distingué... Etre vue comme son "objet"- d'ailleurs, je donnais autant que je recevais- je trouvais ça finalement très marrant. Et poser nue à cette époque, quelle vengeance contre les filles de l'internat qui se moquaient de moi !
J.B. : Sur le moment, absolument pas. Rétrospectivement, un peu. J'ai commencé à écouter les podcasts sur France Culture consacré à Brigitte Bardot. J'y apprends des choses que j'ignorais sur elle, sur Serge et Je t'aime moi non plus (que BB a chanté avant Jane Birkin- ndlr). On y parle de leur passion et de son audace pour l'époque. J'ai toujours admiré cette fille.
J'ai toujours eu une immense reconnaissance de son impact pour le bien-être animal. Elle est montée au créneau sur la question des abattoirs, sur des questions choquantes comme les phoques. On devient de plus en plus comme elle, aujourd'hui. Mais à l'époque, je me souviens avoir été dans des manifestations féministes et j'y entendais des sarcasmes sur Brigitte. Elle a été têtue, sans ménagement, choquante, elle a vécu sa vie de façon indépendante. Et elle a subi la haine des autres femmes et peut-être des hommes aussi. Pour les gens, elle était trop insupportable de beauté et de liberté.
Alors OK, oui, j'ai repris Je t'aime moi non plus. Oui, dans Blow Up (1966), j'étais nue et c'était la première fois qu'on voyait quelqu'un complètement à poil dans un film. Et il y a eu le film Je t'aime loi non plus qui abordait la question de l'homosexualité. Mais j'étais avec des personnes qui avaient une audace que je n'avais peut-être pas et j'étais séduite par leur originalité et leur courage. Ça déteint sur nous, heureusement...
J.B. : Je suis pour les femmes !
J.B. : J'ai eu la chance de n'avoir jamais subi des actes sexuellement choquants dans ma carrière. Le mouvement #MeToo a fait que les femmes peuvent se sentir davantage en sécurité- en principe. Elles peuvent dénoncer les hommes qui les menacent, se conduisent d'une manière choquante et être enfin prises au sérieux.
L'éducation des petit garçons, leur façon de traiter les filles comme leurs égales, être respectueux envers elles dès le plus jeune âge devrait déjà changer les choses. Et puis que les femmes aient le même salaire que les hommes pour le même job serait une autre manière d'être considérées égales à eux. Mais on n'en est pas encore là, visiblement.
J.B. : Ma mère Judy Campbell, Geneviève Tillion, ethnologue et grande résistante qui est entrée au Panthéon. Et puis Jeanne d'Arc.
J.B. : Le chien de la série télévisée Rintintin, mais peut-être que c'était un mâle ! J'adorais Blanche Neige aussi.
J.B. : I Feel Pretty dans le film West Side Story.
J.B. : L'égalité salariale.
J.B. : De chanter le titre Telle est ma maladie envers toi sur ce nouvel album.
Jane Birkin
Single Les jeux interdits
Extrait de l'album Oh ! Pardon tu dormais (sortie 20 novembre 2020)