Et si les cheveux pouvaient parler ? C'est l'idée aussi originale qu'intensément engagée de l'artiste Laetitia Ky. La jeune Ivoirienne, féministe jusqu'au bout des racines, a choisi de faire de sa chevelure afro un terrain de jeu politique. Utérus, règles, poils, patriarcat, violences policières, violences conjugales... Laetitia Ky s'amuse à déboulonner les tabous à coups de sculptures capillaires drôles et impertinentes.
Son art singulier fait d'ailleurs mouche : l'influenceuse stylée de 25 ans est aujourd'hui suivie par près de 500 000 fans de ses créations. Et, parce qu'elle n'aime rien tant que jouer, Laetitia Ky vient même d'entrer dans le Livre Guinness des records, devenant "la personne qui saute le plus rapidement avec ses propres cheveux en 30 secondes". Rien que ça.
Alors qu'elle vient de faire une première apparition au cinéma dans le très beau La nuit des rois de Philippe Lacôte (actuellement en salle), Laetitia Ky a accepté de nous parler de son parcours atypique, du pouvoir politique des cheveux naturels, d'afroféminisme. Et de sa volonté de bousculer la société tresse après tresse.
Laetitia Ky : Je suis tout ça à la fois. Mais avant tout, je me considère comme une artiste. J'adore créer. Je suis connue pour ce que je fais avec mes cheveux, mais au-delà de ça, je peins, je dessine, je designe mes vêtements- je pense même à créer ma propre marque.
L.K : Non, je suis autodidacte. Il faut dire qu'en Côte d'Ivoire, il n'y a pas beaucoup de filières dans le domaine artistique. Depuis que je suis toute petite, j'ai des facilités pour les travaux manuels. J'ai fait des études de business management et je me suis rendue compte après trois ans que ça ne me convenait pas. Le quotidien d'une entreprise ? Très peu pour moi.
L.K : C'est une relation qui a énormément évolué. On m'a défrisée très jeune. C'était comme ça à Abidjan : dès 5 ans, on te défrise. On ne connaît pas forcément les dangers de ce type de procédure, c'était juste culturel. On me faisait des petites tresses, c'était sympa.
Au collège par contre, ça a changé. Certains collèges en Côte d'Ivoire obligent les filles à se raser les cheveux. A cause du stéréotype de la femme qui ne va pas rester concentrer sur ses études, va être coquette, attirer les garçons... Et c'est une fois rasée que je me suis rendue compte que j'aimais mes cheveux ! J'ai eu le droit de les laisser repousser au lycée et j'ai commencé à m'amuser et tester plein de coiffures, des mèches très serrées. Sauf que cela les a énormément abîmés : en terminale, je n'avais plus rien sur la tête. Je suis alors revenue au cheveu naturel.
L.K : Absolument. Je cherchais des solutions pour que ça repousse, je ne comprenais pas ce qu'il se passait... Et c'est comme ça que je suis tombée sur le mouvement nappy adopté par la communauté afro-américaine. En tant qu'Ivoirienne, je n'avais jamais vu de femmes noires portant le cheveu naturel de toute ma vie. Pour moi, c'était inimaginable. On nous avait tellement répété qu'il était préférable de se défriser les cheveux. Et moi, j'avais gobé ça ! Je me suis alors rasée la tête entièrement et j'ai laissé repousser. Et c'est là que tout a commencé. Comme une renaissance.
L.K : En Côte d'Ivoire, les standards de beauté sont très différents de la France. La "belle" femme a un teint clair, des formes, des fesses, des seins... Et moi, je suis tout le contraire : j'ai la peau très foncée et je suis très mince. Ce n'est pas simple au quotidien. En gros, je n'étais pas "assez" africaine et cela a beaucoup joué sur ma confiance en moi lorsque j'étais plus jeune. Ado, j'étais mal dans ma peau. Ce n'est que vers 19 ans que j'ai enfin commencé à m'accepter.
L.K : Quand je suis passée au cheveu naturel, cela a été comme un retour aux sources. Je me suis plus appréciée, j'ai commencé à aimer ma peau sombre alors qu'elle avait été une source de complexes. J'ai aussi commencé à adopter des tissus et des codes traditionnels africains, j'ai percé mon septum, un piercing assez traditionnel en Afrique de l'Ouest. Et je me suis abonnée sur les réseaux sociaux à des comptes très afrocentrés, qui faisaient la promotion de l'esthétique africaine.
Un jour, je suis tombée sur un album photos de femmes à l'époque pré-coloniale avec des coiffures incroyables. J'ai été réellement impressionnée. Depuis que je suis au naturel, je ne porte que des tresses parce qu'elles sont faciles à gérer. Et cela m'a donné envie de faire des expériences avec. Et comme je suis assez douée avec mes cheveux, j'ai fait des expériences.
L.K : Au départ, je créais des coiffures assez simples. Il n'y avait que mes amis et ma famille qui les voyaient sur Facebook. Puis j'ai vu de plus en plus de partages. Et de fil en aiguille, j'ai eu de plus en plus de retours. Jusqu'à ce que je reçoive des messages de femmes noires qui m'ont confié que mes photos les aidaient à prendre confiance en elles, à s'accepter.
C'est là que je me suis rendue compte que mes photos, postées sans arrière-pensée, avaient un impact. Du coup, je me suis dit que si j'y mettais de l'intention, cela aurait encore plus d'impact. Mes convictions associées à cet art-là, cela pouvait porter ma voix plus loin. Et mes cheveux sont devenus un outil d'expression.
L.K : Depuis qu'on est petite, on essaie de t'inculquer des stéréotypes de genres. Mes parents ont divorcé très tôt et j'ai grandi avec ma maman et ma soeur. Ma mère allait au travail tous les jours et qui nous donnait de l'argent de poche et tout ce dont on avait besoin. Rien à voir avec l'image que l'on voudrait donner de la femme dans la cuisine ou à faire le ménage...
Sans compter toutes les oppressions ce que tu subis au quotidien. Je suis naturellement assez rebelle. Donc quand je subis des choses qui s'accumulent, au bout d'un moment, j'ai envie de taper du poing sur la table.
L.K : Oui, ça l'est devenu. J'ai commencé à me raser très tôt, dès mes 11 ans. J'étais très fière de raser mes premiers poils, cela signifiait que j'étais devenue une "grande fille" (rires). Mais je détestais ça, au fond. Ca m'irritait, ça piquait quand ça repoussait...
Une fois, j'ai posté une photo sur Facebook dans une posture où l'on voyait mes poils de maillot. Je m'en foutais à la base. Et j'ai reçu une flopée de commentaires violents qui m'ont choquée : j'ai supprimé la photo et je suis allée me raser direct. Après ça, j'ai commencé à me raser très régulièrement. Avant de réaliser que non seulement je détestais ça, mais qu'en plus, je ne comprenais pas le bien-fondé du procédé. J'ai donc tout arrêté.
L.K : Cela ne s'est pas fait du jour au lendemain. Mes recherches sur Internet m'ont beaucoup aidée. Tant de femmes m'ont inspirée : des femmes qui montraient leurs aisselles poilues, des femmes qui parlaient ouvertement, Chimamanda Ngozi Adichie et son discours hyper célèbre... Elles m'ont aidé à prendre courage et à me dire : "Je peux le faire moi aussi". Aujourd'hui, je fais ce que je peux pour que les femmes puissent s'inspirer et puiser du courage sur des sujets importants.
L.K : A l'époque où j'avais posté ma création sur les règles, une jeune fille de 14 ans s'était suicidée parce qu'elle s'était tachée et un professeur l'avait humiliée devant la classe, ce qu'elle n'avait pas supporté. Cette humiliation, je l'ai connue ado aussi.
J'ai tellement d'anecdotes sur le tabou des règles, c'est incroyable. J'ai déjà rencontré des hommes qui refusaient de serrer la main d'une femme qui a ses règles et comme ils ne savent pas qui a ses règles, ils préfèrent ne serrer la main d'aucune femme (rires). D'autres disent qu'une femme qui a ses règles n'a pas le droit de prier, de cuisiner, etc...
Je considère que tout ce qui fait de moi une femme est quelque chose que j'ai envie d'aborder.
Beaucoup de tes followers sont aux Etats-unis où la question du cheveu naturel est devenue politique- on a pu le voir avec les nouvelles lois anti-discrimination capillaire. Le combat est-il différent en Afrique ?
L.K : Il est différent, mais il y a des similarités. En Arique, nous avons la chance de ne pas être une minorité. J'imagine que c'est moins compliqué que pour les Afro-américains. Car même en Afrique, il y a un gros complexe d'infériorité qui plane : les Blancs- pourtant en minorité qui vivent en Afrique- sont "au-dessus" quasiment partout, même dans l'esprit des gens. Une personne blanche aurait "la classe", elle est mieux payée, mieux traitée...
Et cela se ressent dans les entreprises : lors des entretiens, on demande aux femmes de ne pas se présenter avec une afro ou des locks au boulot. Mais cela commence un peu à évoluer : de plus en plus de femmes adoptent les cheveux naturels.
L.K : Ah oui ! (rires) C'est un vrai combat au quotidien. Parce que la "vraie" femme africaine, c'est la femme soumise, qui se tait, qui souffre en silence, qui reste à sa place, qui ne rêve que de mariage et d'enfants. La "bonne" femme africaine, elle ne fait pas de péridurale pour accoucher, elle n'utilise pas le mixeur, elle préfère écraser avec la main... C'est incroyable !
L.K : Oui, je vois que ça change un peu. Les jeunes filles prennent de plus en plus la parole. Mais on est encore très loin. Dès que l'on parle, pas mal de détracteurs s'indignent, nous accusent de vouloir "copier les Blanches"... (soupir) Alors que le sexisme s'est renforcé avec la colonisation, mais les gens ne veulent pas se documenter !
L.K : Ce personnage est une femme très forte, inspirée de la spiritualité africaine. C'est un personnage visuel surtout, mais on ne s'attarde pas beaucoup sur sa profondeur. C'est un personnage vers lequel j'ai pu me projeter en tant qu'artiste et fan de mode : elle a une belle robe, des bijoux, une superbe coiffure, elle est noire et fière. J'ai adoré l'incarner.
L.K : Oui, cette première expérience a été une grosse confirmation. Je voulais déjà être actrice, mais la scène artistique en Côte d'Ivoire n'est pas super développée donc je ne savais pas trop comment commencer. Là, je suis d'ailleurs sur mon deuxième projet de film : une partie est tournée en France et une autre à La Réunion. Ca s'appelle Disco Boy du réalisateur franco-italien Giacomo Abbruzzese. Je suis très excitée !
L.K : Je travaille sur un livre : une façon de passer des réseaux sociaux à quelque chose de plus concret, de physique. J'ai travaillé dessus pendant près d'un an, j'ai créé près de 100 nouvelles images que je n'ai jamais postées avant. J'y aborde mon expérience de femme, d'Africaine et de toutes les expériences que j'ai eues et qui ont fait la personne que je suis et que j'illustre avec mes sculptures capillaires. Ce sera très beau.
L.K : Il y en a tant ! (rires) Les règles, les poils, le mythe de la jeunesse qui nous impose d'être jeune en permanence. C'est incroyable qu'on en soit à trouver impoli de demander l'âge d'une femme : pourquoi ? On ne devrait pas avoir honte de notre âge, de notre parcours. C'est quelque chose de beau et à chaque étape de notre vie, on évolue et c'est bien. Moi, je suis très excitée de vieillir. Quand on est plus vieille, on a cette beauté qui révèle nos expérience, nos combats. Il faut en être fière.
Laetitia Ky est actuellement à l'affiche de La nuit des rois de Philippe Lacôte (sorti en salle le 8 septembre 2021).