Elle s'appelle Aleksandra Jarosz. Développeuse et cofondatrice des studios indépendants Pigmentum Game, cette jeune conceptrice issue de l'Académie des Beaux-Arts de Katowice secoue la Pologne avec ses jeux vidéo aussi conscients que ludiques. Parmi eux, et pas des moindres, le bien nommé Fantastic Foetus. Voyez plutôt.
Des graphismes en noir et blanc, une musique entêtante, un écrin pixelisé vintage, pas de doute, Fantastic Foetus fleure bon le retrogaming. Mais l'histoire, elle, est violemment contemporaine. L'on y suit le quotidien d'une femme enceinte durant ses neuf mois de gestation. Joueurs et joueuses ont pour objectif de prendre soin d'elle dans l'attente de son accouchement, en vérifiant son niveau de santé et de faim, mais également son état émotionnel. Et oui, comme le décoche The Guardian , Fantastic Foetus est clairement le Tamagotchi de la simulation de grossesse. Mais sa finalité - que nous ne spoilerons pas ici - est bien plus tragique que le hit des années quatre-vingt dix. En mettant en scène un drame maternel, et à travers elle la surdité de l'Etat face à la détresse d'une mère, Aleksandra Jarosz sensibilise son audience à l'importance du "pro-choix" au sein d'une société qui menace de cinq ans d'emprisonnement quiconque souhaite se faire avorter.
Car à l'origine de Fantastic Foetus, il n'y a pas (que) Tamagotchi, mais aussi et surtout Black Protest. Aussi appelé Czarny Protest, ce mouvement s'est particulièrement fait remarquer en 2016. Des milliers de manifestantes avaient alors battu le pavé polonais afin de défendre le droit à l'IVG, dans un pays qui y est farouchement opposé. En nous immergeant dans la peau d'une femme, la développeuse fustige la dangerosité d'une politique ouvertement "anti-choix" : celle de l'ultra-conservateur Jaroslaw Kaczynski, l'actuel président du PiS - le parti au pouvoir en Pologne. Pour Kaczynski, l'enfantement est nécessaire, qu'importe les difficultés rencontrées par la mère durant la grossesse, ou le fait que le foetus soit condamné à mourir à cause de graves déformations. Langage populaire par essence, le jeu vidéo est l'outil parfait pour témoigner de cette réalité édifiante. En Pologne comme ailleurs, la législation la plus oppressive provoque le recours à l'avortement illégal, et engendre par-là même des drames qui, eux, n'ont rien de virtuels.
Mais l'ambition d'Aleksandra Jarosz ne s'arrête pas là. Fantastic Foetus est "un symbole de solidarité", dit-elle, à l'encontre de ses concitoyennes bien sûr, mais également des voisines bien plus lointaines de l'Etat d'Alabama. Là-bas, une loi destinée à entrer en vigueur en novembre prochain vise à interdire l'avortement dans la quasi-totalité des situations, aussi graves soient-elles (viol, inceste). Et face à tout cela, c'est encore les développeuses qui prennent la tangente. Du jeu d'action The Abortionists (nous collant aux basques d'un réseau clandestin de féministes proposant des services d'avortement illégal, dans le Chicago de 1972) au jeu de cartes Trapped (détaillant les réalités pratiques de l'avortement, du coût à l'évolution des lois au fil des Etats) en passant par le jeu à choix multiples Choice : Texas (nous invitant à suivre le parcours laborieux de cinq femmes), la scène indé états-unienne réagit promptement à la restriction des droits des femmes qui sévit sous sa bannière. Il faut croire que dans sa lutte, Aleksandra Jarosz est loin d'être seule.
Et le combat se poursuit jusqu'en Argentine avec le jeu Doom Fetito (ou Little Fetus Doom), un détournement du hit horrifique Doom, visant à ridiculiser les arguments excessifs des groupes de défense des lois anti-avortement. Comme l'affirme The Guardian, cette vague de jeux engagés est enthousiasmante. Elle incite les joueurs et joueuses "à réfléchir, faire preuve d'empathie, comprendre ce qu'avorter signifie vraiment, par-delà les platitudes politiques". Pour Aleksandra Jarosz, qui n'est pas simplement développeuse mais également psychologue, cette quête d'empathie est nécessaire pour qui s'intéresse de près ou de loin au gaming. D'ailleurs, l'une de ses dernières créations pixelisées, le jeu d'aventures Indygo, porte sur une thématique tout aussi sensible : la dépression.