En lisant les premiers chapitres du témoignage de Farida Khalaf, La jeune fille qui a vaincu Daech, on ne peut s'empêcher de penser à la phrase de Proust : "Les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus". La jeune Yézidie y décrit en une dizaine de pages lourdes de mélancolie sa vie à Kocho, un petit village de 7000 habitants dans la région du Sinjar, au nord de l'Irak et à la frontière de la Syrie. Elle tenait à peindre "l'avant". Elle parle des prairies en fleurs où les bergers allaient faire paître les troupeaux, des roses sauvages qui poussaient dans son jardin entre les mûriers et les amandiers, de la grande fête du "mercredi rouge" en avril ("Sere Sal" en kurde, le nouvel an yézidi) et des cris de joie des enfants qui se baignaient dans les sources sacrées de la fontaine blanche, lors des pèlerinages annuels à Lalesh (la ville sacrée des yézidis). Et puis le 4 août 2014 arrive et brise brutalement l'évocation de ce paradis bucolique : les djihadistes envahissent toute la région de Sinjar, le fief des Yézidis. Ils fusillent les hommes à la chaîne, dont le père et le grand frère de Farida, et capturent les femmes pour un sort "pire que la mort" pour Farida : elles seront transformées en esclaves sexuelles pour assouvir les besoins des soldats de Daech et récompenser les combattants. Kocho n'est plus qu'un bain de sang et de larmes. Dès lors, il ne s'agira plus pour la jeune fille que de survivre en enfer.
Farida a 17 ans à l'époque ; elle est emmenée avec les filles de son village à Mossoul sur un marché aux esclaves. C'est une véritable institution pour Daech, avec des prix fixes (ça part de 138 euros pour une fillette de 1 à 9 ans jusqu'à 35 euros pour une femme entre 40 et 50 ans) et des études de marché régulières pour rentabiliser ces foires à l'homme, d'après l'effroyable document publié sur Iraqinews. Farida, comme toutes les filles capturées, devient un vulgaire produit sur le marché de la terreur des djihadistes.
Séquestrée avec les autres filles dans un camp de soldats à Rakka après avoir été échangée deux fois par des djihadistes mécontents de son insoumission et de ses multiples tentatives de suicide, elle sert de jouet sexuel aux combattants, qui la violent à répétition, la battent et la torturent si elle essaye de résister. Farida raconte qu'elle n'a cessé de chercher à s'enfuir ou à mourir pour éviter le déshonneur : dans l'impuissance, c'était le seul moyen de se soustraire à l'emprise de ses bourreaux. "J'ai pensé à m'échapper au moment même où ils m'ont faite prisonnière", nous explique-t-elle. "Je raconte dans mon témoignage à quel point c'était devenu obsessif. Partout où on m'a traîné, j'ai tenté de fuir. Jusqu'à ce que j'y parvienne finalement".
Farida parle peu de ses sévices ; il n'y aurait de toute façon rien à lui demander de plus que ce qu'elle a raconté dans son livre sans tomber dans la recherche malsaine de détails sordides. Elle insiste par contre beaucoup sur sa foi : "Ma foi m'a rendue forte et m'a aidée à retrouver espoir dans les moments les plus sombres. J'ai beaucoup prié pour retrouver la force de me battre et pour ne pas les laisser me prendre mon identité. Quand vous pensez que votre famille est morte et qu'on vous traite comme un objet, votre foi vous raccroche à votre humanité. Je le faisais en secret bien sûr, parce que c'était interdit : ils nous forçaient à prier leur dieu tous les jours, nous étions considérées comme converties", nous confie-t-elle.
Avec un groupe de Yézidies, elle finit par réussir à s'enfuir et à rejoindre le camp de réfugiés de Dohuk, dans le Kurdistan irakien, où elle retrouve le reste de sa famille –et où Andrea C. Hoffmann, la journaliste allemande qui a recueillie son témoignage pour le publier, viendra la trouver pour entendre son histoire. Grâce à une bourse en mathématiques, elle finit par émigrer en Allemagne avec sa famille : un pays qu'elle aime beaucoup, "très paisible", précise-t-elle immédiatement. Elle cherche à faire taire les démons qui la hantent en résolvant des équations et en perfectionnant son allemand. Face aux bulletins d'informations sur l'Irak et la Syrie, elle confie son "infinie tristesse" : la situation demeure catastrophique pour les Yézidis, séquestrés par les djihadistes ou éparpillés dans des camps de réfugiés où ils survivent dans une précarité effarante. La jeune fille ne sait même pas si elle pourra un jour revoir son pays : "Je ne prévois pas de retourner prochainement en Irak. C'est beaucoup trop dangereux, on ne veut pas revivre ça. Et même si Sinjar a été libérée par les peshmergas (les combattants kurdes), Kocho est toujours sous le contrôle de Daech". "Nous verrons ce que le futur nous réserve", ajoute-t-elle, résignée.
Il faut dire qu'il y a de quoi rester sur la réserve à propos de l'avenir, quand on connaît le peuple yézidi. Leur histoire est une vaste tragédie, tissée de massacres et de persécutions. Et ce, du fait d'une mauvaise compréhension de leur culte, qui tire ses racines du zoroastrisme, la religion de la Perse antique, mais aussi de l'islam et de la chrétienté. Bien que les Yézidis soient des monothéistes, les musulmans les considèrent comme des "impurs" ainsi que l'explique Farida dans son livre, et les djihadistes, qui tolèrent les juifs et les chrétiens, voient les yézidis comme des "polythéistes" et des "adorateurs du diable" . Cela suffit à justifier les massacres auxquels les soldats de Daech se livrent afin de "purifier" l'islam, même si, comme Jean-Pierre Filiu, professeur des universités à Sciences Po, le précise au Figaro, "le problème yézidi n'est pas un problème religieux, c'est une question de domination totalitaire".
Le 19 mars 2015, l'ONU dénonce "les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le génocide" commis par Daech envers les Yézidis dans un rapport effroyable listant les atrocités dénoncées par les survivants. D'où l'importance du témoignage de Farida : c'est un récit supplémentaire des horreurs endurées par son peuple depuis août 2014. Elle nous a d'ailleurs expliqué d'ailleurs que c'est la raison pour laquelle elle a accepté parler de l'enfer qu'elle a vécu : "J'ai pensé que le monde devait entendre parler des crimes que ces hommes perpétuent. Je veux qu'ils passent un jour devant un tribunal et payent pour ce qu'ils ont fait, qu'ils soient punis le plus lourdement possible. C'est pour cela que j'ai choisi de raconter mon histoire. Et c'est aussi grâce à Andrea, qui m'a beaucoup encouragée".
Car parler, pour les survivantes, n'a rien d'une tâche aisée. Outre le poids des traumatismes et des séquelles psychologiques après des mois -voire des années pour certaines- , de viols et d'humiliations quotidiennes, ces femmes sont écrasées par la honte qu'elles éprouvent. En effet, la société yézidie prône des valeurs très traditionnelles. Elle repose entièrement sur la famille : c'est par le mariage que se tissent tous les liens sociaux. Or, pour se marier, une femme doit impérativement être vierge. Ce qui peut nous apparaître comme une coutume ancestrale et infondée est une règle de vie pour les Yézidis ; et il ne faut pas minimiser le désespoir des filles de 5 à 25 ans qui ont été privées d'avenir en devenant de force les jouets sexuels ou les épouses de djihadistes.
Les soldats de Daech prouvent encore une fois à quel point le viol est une arme de guerre meurtrière : il déchire le tissu social et la cellule familale, en stigmatisant violemment les individus qui en sont victimes. Le Baba Sheikh, le chef spirituel des Yézidies, a même dû prononcer une fatwa pour que ces femmes ne soient pas rejetées par leurs familles. Mais il n'est pas évident de faire évoluer les mentalités sur des coutumes qui sont érigées en normes sociales depuis des siècles. Ainsi, malgré cela, le malaise du reste de la communauté face aux survivantes persiste. "Nous apprécions grandement les mots de notre Baba Sheikh et nous le remercions de son intervention", commente sobrement Farida à ce sujet. Parler de cette honte semble encore plus difficile pour elle que de raconter ce qu'elle a enduré : on retrouve l'adolescente désespérée derrière l'héroïne insoumise qui se roulait dans la terre pour ne pas être violée et aidait des fillettes de 8 ans à fuir dans le désert syrien avec elle.
Leur calvaire les isole : à Dohuk, Farida est tombée dans une dépression profonde lorsqu'elle a retrouvé sa famille et les habitants de son village car elle ne supportait plus les regards qui pesaient sur elle. Elle a accepté de partir en Allemagne sur les conseils de sa mère, qui lui a rappelé qu'en Irak, "il n'y a pas de nouveau départ, les gens sont enfermés dans leurs vieilles manières de penser".
Le titre de son livre, La jeune fille qui a vaincu Daech sonne au premier abord comme un cri de révolte et de victoire. Mais il n'y a pas une once de triomphalisme dans le témoignage de Farida. Lorsqu'on referme l'ouvrage, ce titre apparaît plus comme une supplique implicite, un ultime défi que la jeune femme se lance à elle-même : survivre à Daech, cela veut aussi dire survivre aux stigmates invisibles que les monstres lui ont laissés. Cela signifie vaincre la honte et briser le silence, éternel compère de la honte. "La jeune fille qui a vaincu Daech lutte contre elle-même", explique Andrea C. Hoffmann très justement dans sa postface. La convaincre que c'est une héroïne et non pas une coupable, reste difficile "dans un environnement qui lui suggère en permanence qu'elle doit avoir honte de ce qu'on lui a imposé", déplorait la journaliste en conclusion du témoignage de Farida. La seule de nos questions à laquelle la jeune fille refuse d'ailleurs de répondre, c'est celle qui touche à cette honte. Lorsqu'on lui demande son ressenti à ce sujet et qu'on l'interroge sur la manière dont elle parvient à gérer le poids de cette "disgrâce" aux yeux de sa communauté, elle demeure douloureusement silencieuse. Et ce silence, malheureusement, vaut bien tous les mots.