Le Sisyphe des temps modernes est une femme, et elle s'appelle Vian Dakhin. Depuis 2010, cette députée irakienne de 44 ans siège au Parlement irakien en tant que seule représentante des yézidis pour tenter de faire entendre la voix de sa communauté opprimée. Car les djihadistes justifient l'extermination de ces "adorateurs du diable" par leur volonté de "purifier" l'islam, même si pour Jean-Pierre Filiu, professeur des universités à Sciences Po, "le problème yézidi n'est pas un problème religieux, c'est une question de domination totalitaire. Une fois que l'EI en aura fini avec les yézidis, il s'en prendra à une autre minorité" .
C'est pour cette raison que deux jours après l'assaut par les soldats de Daech du mont Sinjar le 3 août 2014, Vian Dakhil était sortie de l'ombre pour prononcer un discours vibrant d'émotion devant le Parlement dénonçant le génocide contre son peuple auquel se livrait Daech dans l'indifférence générale : "Nous sommes massacrés, notre religion est en train d'être rayée de la surface de la terre. Les femmes sont tuées ou vendues comme esclaves". Elle finissait en larmes par supplier : "Mes frères, au nom de l'humanité, je vous en supplie, sauvez nous ! ".
A la fin des combats, les rescapés découvrirent une Sinjar exsangue, détruite à 90%. Les hommes avaient été systématiquement massacrés s'ils avaient refusé de se convertir et 5000 femmes et les enfants manquaient à l'appel, enlevés par les soldats pour en faire des épouses ou des esclaves sexuelles pour leurs soldats. Ces atrocités sont un véritable traumatisme pour les yézidis : elles déchirent le tissu de cette société très traditionnelle, où l'honneur des femmes célibataires repose sur leur virginité. Honteuses et désespérées, 70 des femmes enlevées à Sinjar se seraient déjà suicidées, selon les contacts de Dakhil. Le chef spirituel de cette communauté, Baba Sheikh, a même dû mettre en place une fatwa pour que les femmes ne soient pas rejetées par les familles.
Vian Dakhil, devenue un symbole d'espoir pour les yézidis, s'emploie depuis à sauver ces femmes. Elle fait circuler son numéro de téléphone privé, afin que les femmes enlevées puissent l'appeler. Elle les localise, puis transmet l'information aux peshmergas, les combattants kurdes en Irak, qui se chargent de récupérer les femmes en les rachetant. "Je paye entre 4000 et 6000 dollars par femme, un peu moins pour les enfants", confie Dakhil. "Certaines prisonnières me racontent les sévices endurés, cela dépasse l'imagination. Une mère qui avait tenté de s'échapper a vu son bourreau dépecer son enfant et le manger. J'ai pu la faire libérer en payant", rajoute-t-elle lors de son interview pour Atlantico l'année dernière.
Elle a déjà contribué au sauvetage de nombreuses femmes, mais 2200 sont encore aux mains de Daech. Ce sauvetage au goutte-à-goutte est frustrant, mais aussi très dangereux : sa lutte a fait d'elle la femme la plus recherchée en Irak par l'EI. Elle n'a pourtant pas l'intention de baisser les bras : "Dans cette situation, je ne peux pas penser aux menaces contre ma propre vie". Plus que jamais en effet, la sort des yézidis est dramatique : l'ONU recense en mars 2015 entre 5000 et 7000 femmes yézidies enlevées et soumises à la torture, aux viols et aux mariages forcés. L'EI a ouvert des marchés aux esclaves où ils vendent ces jeunes filles, dont certaines sont âgées de seulement 12 ans. Des dizaines de villages yézidis sont encore occupés par Daech, et il ne reste plus rien de ceux où ils sont passés : ce sont désormais des tombeaux à ciel ouvert, où il ne reste plus le moindre mur debout. 800 000 réfugiés vivent à présent entassés sous de simples tentes dans des camps kurdes à la frontière de l'Irak et de la Syrie.
En octobre 2014, Vian Dakhil s'est vue décerner par l'organisation Raw in War le prix Anna Politkovskaïa, qui récompense l'action de femmes pour défendre les droits des victimes en zone de conflit. Mais son combat pour les yézidis, qui s'inscrit dans des siècles d'oppression de cette minorité discriminée et vulnérable, est malheureusement loin d'être fini : cela fait maintenant un an que l'ONU a dénoncé la tentative de génocide des yézidis par l'EI, et pour autant, peu de voix s'ajoutent à la sienne pour venir briser le silence indifférent qui pèse sur le destin de cette communauté.