"Je n'ai pas du tout vu venir le drame. Pas du tout." Sandrine Bouchait le répète, encore sidérée. Sa soeur, Ghylaine, 34 ans, "si joueuse, pleine de vie", a été assassinée par son conjoint le 22 septembre 2017. Et quatre ans après le drame, elle reste abasourdie. D'une voix calme, elle remonte le fil qui a conduit à l'impensable.
"Ma soeur était vendeuse en boulangerie et finissait le boulot tard, vers 21h. Son compagnon venait la chercher à son travail, sûrement pour s'assurer qu'elle ne discute avec personne et qu'elle ne rentre qu'avec lui", analyse Sandrine Bouchait. "A la maison, elle s'est rendu compte que leur petite fille n'avait pas dîné. S'en est suivie une dispute. Ils étaient en instance de séparation, elle avait rencontré quelqu'un d'autre. Elle lui a dit qu'elle s'en allait, elle a demandé à la petite de préparer ses affaires. Mais il ne l'a pas laissée partir."
Sandrine Bouchait raconte les coups qui auraient duré une quinzaine de minutes "selon les voisins", puis ce bidon d'essence versé sur sa soeur. "Il a mis le feu". C'est la fillette de 7 ans, présente au moment du meurtre, qui a ouvert la fenêtre et appelé à l'aide.
Le conjoint de Guylaine a été jugé en janvier 2020 et condamné à 20 ans de réclusion criminelle. Quatre ans après le féminicide, Sandrine Bouchait continue à décrypter ces fameux "signaux faibles" qui auraient dû l'interpeler. Et qui la hantent encore aujourd'hui. "Je reste persuadée aujourd'hui qu'elle n'avait pas été victime de violences physiques avant le meurtre. Mais a posteriori, elle a été victime de violences psychologiques." Elle cite quelques exemples de cette emprise que son beau-frère exerçait insidieusement sur sa soeur : "Elle me disait qu'il choisissait comment elle devait s'habiller, il lui faisait refaire le ménage, il choisissait la quantité de nourriture qu'elle devait manger... Quand on était au téléphone et qu'il rentrait, elle raccrochait en panique en disant : 'Je te laisse, il arrive'."
Mais elle le répète : elle n'a rien vu et pas entendu les signes avant-coureurs. Ni démasqué le bourreau en puissance. "On le connaissait extrêmement bien, on avait tellement confiance en lui qu'il était le parrain de mon fils aîné."
Suite au meurtre de sa soeur, plongée dans une extrême solitude ("La mort extrêmement violente nous empêche de passer à autre chose"), face à une multitude de questions "auxquelles je n'avais pas de réponses", Sandrine Bouchait s'est tournée vers un groupe Facebook de familles de victimes de féminicides. Et avec des membres de cette communauté virtuelle, elle a décidé de créer l'Union Nationale des Familles de Féminicide (UNFF), la première du genre en France.
Au sein de cette structure, 100 familles meurtries par un féminicide. Ses 200 membres sont animé·e·s d'une même volonté : que ces drames cessent. Car Sandrine Bouchait, présidente de l'association, en a l'intime conviction : ces assassinats seraient évitables grâce à une prévention accrue et de l'information auprès des institutions. "Si j'avais été formée, j'aurais vu. Aujourd'hui, tout me semble évident."
Les points communs qu'elle entrevoit parmi toutes les victimes ? "Ce sont souvent des femmes qui ont beaucoup d'empathie, elles vont plus se soucier de l'autre que d'elle-même. Elles vont avoir du mal à le quitter car l'autre va lui faire du chantage au suicide", soutient-elle. "Bien souvent, elles ont pu vivre un moment d'isolement : la perte d'un être cher ou encore la perte d'un travail. Elles ont été fragilisées à un moment dans leur vie et ces hommes-là savent très bien repérer ces failles."
C'est d'ailleurs le cas de Stéphanie, "la 39e victime de 2019". Isabelle Seva-Boismoreau, co-fondatrice de l'UNFF, est sa cousine. Cette "belle personne, discrète, empathique et bien insérée" a été tuée par son ex-compagnon. Un schéma "classique", souligne Isabelle. Après 8 ans de concubinage, Stéphanie s'était séparée de son compagnon, juste après le décès de sa mère. "Il avait appris qu'elle avait rencontré quelque d'autre. Il la pistait, traquait ses e-mails, avait emménagé à quelques mètres de chez elle. Car la violence psychologique, c'est aussi cette surveillance de tous les instants."
Isabelle se replonge dans la nuit du drame dont sa cousine a laissé quelques traces écrites. "Elle a envoyé plusieurs mails à une amie, expliquant que quelqu'un essayait de forcer sa porte. Le lendemain, mon oncle avait l'habitude de manger avec elle tous les dimanches et quand il ne l'a pas vue venir, il a été chez elle. C'est là qu'il l'a découverte égorgée. Son ex s'était suicidé à côté d'elle."
Et d'insister que non, "ces femmes assassinées ne sont pas des pauvres victimes marginalisées. Cela touche absolument toutes les classes sociales. Ma cousine était institutrice, une madame tout le monde et lui était ingénieur à la SNCF."
Là encore, la sidération. "On est tombé de l'armoire." Et rétrospectivement, ces "petites choses" qui sautent aux yeux après la tragédie. Aujourd'hui, Isabelle Seva-Boismoreau a appris à décrypter ces indices qui devraient alerter, comme "une femme qui va paniquer parce qu'elle n'a pas acheté la baguette cuite exactement comme il veut, le contrôle de ce qu'elle mange, de ses achats de vêtements, le chronométrage des trajets travail-maison. Cela paraît anodin mais mis bout à bout, c'est inquiétant."
Avec l'Union Nationale des Familles de Féminicide, elle milite pour rompre l'isolement des familles ("On se trimballe une détresse que les autres ne comprennent pas"), mais aussi pour que les enfants, ces victimes collatérales, soient enfin pris en compte. "Ils sont souvent placés au hasard. On souhaiterait que soit mis en place le 'protocole féminicide' qui permettrait de prendre l'enfant en charge immédiatement après le drame et avoir ensuite un temps d'expertise pour chercher la famille ou la personne la plus à même de s'occuper de lui."
C'est ainsi que Sandrine Bouchait a pu obtenir la garde de la fille de sa soeur assassinée. Actuellement tutrice, elle est en pleine procédure d'adoption de sa nièce chez qui elle a pu observer les stigmates des violences psychologiques. "Une fois, elle a fait une tache de crème au chocolat sur son pyjama, elle s'est mise à paniquer. Une autre fois, elle s'est mise en transe lorsqu'elle a fait tomber du dentifrice dans le lavabo : elle avait peur d'avoir 'gâché'."
L'association insiste : il est essentiel d'évaluer la famille dans laquelle les enfants seront placés, mais aussi de proposer un accompagnement psychologique pour celles et ceux qui ont vécu et parfois vu l'horreur. Une pétition a d'ailleurs été lancée cet été afin de demander la création d'un réel statut de victime pour les enfants et la famille des femmes victimes de féminicides, inspiré notamment du modèle législatif italien.
Alors que les violences conjugales ont augmenté de 10% en 2020, l'Union tente de faire bouger les lignes en distillant ses conseils de prévention auprès des Maisons de protection des familles (MPF) pour former les gendarmes, informant sur la notion d'emprise et le syndrome de la femme battue, en portant des témoignages poignants jusqu'au Sénat. Et en appelant à ce que tous les dispositifs de protection existants (comme l'ordonnance de protection, le bracelet anti-rapprochement ou le téléphone grave danger) soient pleinement mobilisés.
Alors que le sinistre décompte des femmes assassinées en France depuis le début de l'année s'alourdit chaque semaine (102 féminicides au 25 novembre selon la très rigoureuse page Facebook "Féminicides par compagnons ou ex"), les familles endeuillées le martèlent : il est temps que la parole des femmes soit enfin entendue. "Si une femme vient au commissariat, c'est qu'elle est au bout du rouleau et que ça fait des années qu'elle subit. Ca suffit de s'entendre dire : 'Qu'est-ce que vous avez fait pour le pousser aussi loin ?'. Il faut la croire", cingle Isabelle Seva-Boismoreau.
- Si vous êtes victime ou témoin de violences conjugales, appelez le 3919. Ce numéro d'écoute national est destiné aux femmes victimes de violences, à leur entourage et aux professionnels concernés. Cet appel est anonyme et gratuit.
- En cas de danger immédiat, appelez la police, la gendarmerie ou les pompiers en composant le 17 ou le 18.