Sur le site de son éditeur, Blanche, une branche d'Hugo et Cie, Une emprise est classé parmi les romans érotiques. Pourtant, au cours de notre entretien, Elsa Andry précise vouloir que son "livre ne soit pas excitant mais au contraire, dégoûtant et choquant".
Elle insiste sûrement sur ce point parce qu'à la lecture des premières dizaines de pages, il pourrait y avoir confusion. C'est justement ce qui fait la force du récit : on découvre tout le caractère malsain et violent de sa relation en même temps que l'autrice quand elle l'a vécue. On réalise l'ampleur de la manipulation de son bourreau seulement lorsqu'elle-même ouvre les yeux. Que les pratiques sexuelles qu'elle jugeait d'abord expérimentales, marginales, deviennent tout bonnement brutales, douloureuses. Et ne sont jamais sources de plaisir personnel.
Elsa a 25 ans quand elle rencontre celui qui va la faire chavirer, littéralement. Nous sommes en mai 2017, elle est jeune salariée, il est plume de renom et beaucoup plus âgé. Ils travaillent dans la même rédaction parisienne, dont on ne peut que tenter de deviner le nom. Fascinée par son aura, sa liberté et son libertinage, elle est vite prise au piège, éprise de sensations intenses et inédites, d'une fusion qui lui donne l'impression - et l'envie - de disparaître pour ne faire qu'un. Ensemble, ils n'ont pas de tabous, pas de limites. Lui, en tout cas, n'en a aucune. Et aucune honte non plus à l'entraîner dans un tourbillon destructeur dont elle mettra plusieurs années à s'extirper.
Cette histoire éprouvante durera plus d'un an. La jeune femme la couche sur le papier quelques jours après leurs derniers échanges, il y a trois ans. Des mots crus, vifs, bouleversants, révoltants qu'on lit d'une traite et qui ne laissent pas indemne. Elle nous explique que cet ouvrage a été son exutoire, et aujourd'hui, devient une "mise en garde" pour celles et ceux qui risqueraient de sombrer. Interview à coeur ouvert.
Elsa Andry : Je l'ai écrit juste après la séparation. Je me suis re-racontée l'histoire depuis le début car je ne pouvais pas en parler, et aussi pour rester debout car je m'effondrais complètement. Je n'avais aucun recul à l'époque. Et encore aujourd'hui, je pense qu'il y a plein de zones d'ombre et de zones grises, je ne me rends pas compte de tout. J'ai des choses à dire mais je suis encore dans la sidération. Ce n'est pas simple de parler de cette relation, de cette période de ma vie.
E. A. : Il y a plusieurs moments. Deux où je réalise que ça ne va pas, un où je me dis qu'il faut que ça s'arrête. La première fois que je l'ai quitté, l'élément déclencheur est arrivé à la fin de l'été. J'ai vécu ma vie et mes histoires sans lui, et quand je retourne à Paris pour le retrouver, je me rends compte que ce qu'il me fait faire ne me plait pas du tout. Que cela me met très mal à l'aise. Il me demande par exemple de venir dans sa maison familiale, dans son lit, là où il dort tous les soirs avec sa compagne. C'est très glauque. Les pratiques auxquelles on se prête me dégoûtent et me font me sentir nulle. Du coup, j'ai un soubresaut de lucidité : je pars. Et puis finalement, c'est impossible. Il me manque trop. Je le croise et ça repart de plus belle.
La deuxième prise de conscience, c'est lorsque l'on couche ensemble dans les toilettes de son bureau et qu'il me met la tête dans la cuvette, puis tire la chasse. J'en sors en colère, en me disant que ce n'est pas possible, que c'est n'importe quoi. Et pourtant, je continue.
Je me rend compte qu'il faut que ça s'arrête en rencontrant un homme très doux en Bourgogne, en découvrant l'amour pour moi. La comparaison me fait réaliser que ma relation avec l'autre est nocive. Le vrai gros déclic a été de découvrir que j'étais digne d'amour, pour comprendre que ce qu'il faisait n'en était pas.
E. A. : Oui. Je suis entourée de personnes bienveillantes et pourtant, je ne parle à personne de ce qui se passe vraiment. C'est au-delà de l'univers de tout le monde et personne ne peut l'entendre. Des amis m'ont dit après qu'ils ont essayé de m'avertir mais c'est entré par une oreille et ressorti par l'autre.
E. A. : C'est une bonne question, je n'y avais pas pensé. J'ai vu clair sur beaucoup de ses pratiques mais pas encore sur toutes car elles sont tellement mauvaises, et loin de ma façon de voir le monde, que je n'arrive pas encore à saisir l'étendue de sa méchanceté. Après, je pense que sa première motivation était surtout son plaisir à lui, de se distraire, de voir jusqu'où j'étais prête à aller pour lui et de me voir moi faire des choses pour la première fois. Des pratiques qui, pour un oeil masculin complètement dégénéré, sont salissantes, et il devait trouver ça assez formidable. Pour s'approprier ces premières fois, aussi, car il était toujours là et il me guidait. Une façon de me marquer au fer rouge, finalement.
E. A. : L'écriture, déjà. Cela m'a permis de sortir cet homme et notre histoire de moi, de libérer une partie de ma mémoire. En la mettant dans un livre, je pouvais m'autoriser à ne plus y penser. Ce sont des moments de vie tellement puissants que j'avais peur de les perdre. Jamais je ne revivrai ça, je ne veux plus, mais il fallait les mettre quelque part pour m'en souvenir. J'ai aussi vu beaucoup de thérapeutes. Pour essayer de comprendre comment j'en étais arrivée là et comment une personne peut agir comme lui. Comprendre mon mécanisme et le sien. Et surtout, ne pas y retourner. Car il a bien sûr essayé de me recontacter.
J'ai aussi tenté de me réapproprier mon corps, par la danse notamment. Si j'en étais arrivée là, c'est également que j'avais une façon de traiter mon corps et ma sexualité comme si ce n'étaient rien. J'avais ce terreau avant de le rencontrer, et pour lui, c'était du pain béni. Je m'attarde aussi beaucoup sur la manière dont je me positionne par rapport au corps masculin, du coup, je réapprends à aimer le mien, et dans le même temps à ne plus détester ni avoir peur des hommes.
A l'époque, pour moi, la sexualité était juste une manière de fusionner, de disparaître. J'en avais désespérément besoin car cela me faisait ressentir les choses les plus fortes au monde, et en même temps m'annihilait. Alors qu'aujourd'hui, j'apprends à être présente pendant l'acte et c'est merveilleux.
E. A. : Les deux, je pense. Comme je le disais, j'avais besoin de me raconter notre histoire, à moi, mais aussi de la lui raconter, à lui. J'aimerais qu'il le lise mais je ne lui ai pas envoyé. Parce que si je le fais, il va réaliser toute l'emprise qu'il a eue sur moi.
E. A. : Complètement. C'est une mise en garde pour les autres. Celles qui le vivent, pourraient le vivre et peut-être fantasment ce genre de relation avec une fusion sexuelle dingue... Il y a plein de sujets de fantasmes communément admis dans notre société patriarcale dans ce livre. L'écart d'âge, le lieu de travail, le côté paternel dégueulasse de l'homme plus âgé qui prend une jeune femme par la main. Et puis, il y a un côté conte. Cela me fait beaucoup penser à Barbe bleue.
Ce qui m'a amenée à vivre ça, c'est aussi un manquement sociétal : on est mal prévenues, mal mises en garde (les femmes mais pas uniquement, de jeunes hommes aussi tombent sous l'emprise d'hommes, ou de femmes mais c'est plus rare) de l'existence de vrais prédateurs. Tout le monde savait que ce type était un prédateur et il a traîné dans les couloirs de la rédaction pendant des années. Il avait tous les vices de ce siècle et de cet Occident malade. Il avait même une forme de racisme sexuel.
Idéalement il faudrait éduquer les prédateurs, et non les victimes. Mais aujourd'hui l'urgence est de dire aux personnes : "voilà pourquoi ils vont te fasciner, voilà pourquoi il ne faut pas que tu y ailles". On est élevé·e·s dans un système qui érotise l'écart d'âge, les hommes de pouvoirs. Du coup, nous, on est le produit de ça. On le voit même dans les bouquins de "new romance" (Fifty Shades of Grey ou After par exemple, ndlr) : les trame où les gros bad boys apprennent et dominent la jeune femme. Heureusement, les enfants qui grandissent maintenant vont avoir d'autres points de vue et sortir de ça.
E. A. : Quand elles y sont déjà, dans cette relation d'emprise, c'est très compliqué. La solution serait de fuir et de couper tous les ponts. Aujourd'hui, deux ans et demi plus tard, alors que j'ai fait du chemin, dès que j'ai de ses nouvelles, je me sens à nouveau comme un fantôme, comme lorsqu'on était ensemble. Heureusement, j'ai les clés pour que ça ne dure pas longtemps.
Alors, pour des jeunes filles qui sont dans le même genre de situations, je dirais qu'il est nécessaire de trouver une façon d'apprendre à s'aimer, elles, et la force en elles pour ne plus avoir ce besoin maladif de rester dans une relation comme celle-là. Demander de l'aide, aussi, mais dans mon cas, mon entourage ne pouvait rien pour moi. C'était comme une drogue super puissante. Des bonheurs intergalactiques et un mal-être terrible.
E. A. : Peut-être pas exactement. Je dirais que l'emprise est surtout une dépendance physique, affective, psychologique, à laquelle s'ajoute le côté destructeur, car on a en face de soi une arme de destruction massive.
E. A. : Par rapport à cette histoire, je vais bien. Je sais que mon chemin est encore long. Mine de rien, je garde beaucoup de souvenirs et je n'ai pas encore eu d'histoire d'amour dans laquelle je puisse réparer toutes ces blessures. J'ai refait l'amour depuis, découvert une nouvelle sexualité. Je vis d'ailleurs pleinement mon homosexualité. Mais je n'ai pas encore rencontré quelqu'un avec qui je peux être en confiance. En réalité, ça va tant que je n'ai pas de nouvelles de lui.
Le fait d'avoir survécu à cette histoire me donne également de la force pour le futur. Quand on arrive à dépasser le moment où l'on ne veut plus vivre, on se sent capable de réaffronter quelque chose de dur, et de le dépasser de nouveau. Et en fin de compte, on se sent plus forte.
Une emprise, d'Elsa Andry. Editions Blanche. XX pages. 15,95 euros