On les appelle des "tchikans". Ces prédateurs sexuels, généralement pères de famille et employés modèles, se glissent dans les métros bondés de Tokyo et Osaka pour agresser des jeunes filles, généralement par attouchements. Souvent des collégiennes, des filles fragiles, vierges, "pures". "Ça a duré sept minutes, se souvient Kumi Sasaki qui raconte son histoire dans le livre Tchikan, co-écrit avec Emmanuel Arnaud et sorti aux éditions Thierry Marchaisse. Il a touché ma poitrine avec son pouce, j'ai d'abord cru à un accident. Il y avait tant de promiscuité dans le wagon, mais il n'a pas retiré son doigt. Il a ensuite passé sa main sous ma jupe. J'étais terrorisée". Victime de ces pervers sexuels entre 12 et 18 ans, la jeune femme, aujourd'hui âgée d'une trentaine d'années, témoigne pour "faire évoluer les mentalités".
Un jour, après avoir subi les attouchements d'un énième passager de la rame, celui-ci la remercie en descendant de la ligne tokyoïte Yamanote, la plus fréquentée de l'Archipel avec plus d'un million de passagers chaque jour. "J'avais envie de hurler. Merci de quoi ? Je n'étais pas consentante". Plus tard, lasse, à bout, la jeune fille s'approche des rails et songe à en finir en se jetant sous ce train des horreurs. "Une amie de l'école m'a aperçue. Elle est venue me parler. Je n'ai jamais su si elle avait compris ce que je m'apprêtais à faire".
S'il est difficile de quantifier ces agressions, un sondage relayé par Jeune Afrique affirmait en 2009 que 64% des Japonaises âgées de 20 à 30 ans avaient déjà été victimes d'un ou de plusieurs tchikans. Le "frotteurisme" est de plus en plus pratiqué dans les transports en commun, mais est particulièrement répandu au pays du Soleil Levant et peu de femmes portent plainte. "Une jeune fille qui s'exprime publiquement sur une affaire de ce genre est humiliée et salie aux yeux de la société japonaise : on dit qu'elle est perdue, qu'elle ne trouvera jamais de mari", estime Kumi Sasaki.
ABC News relatait récemment l'histoire de Fumie, 17 ans, elle aussi victime d'agressions sexuelles sur le trajet de l'école. Ni ses professeurs, ni ses parents, ne l'avaient avertie de ce problème (pourtant très connu), du comportement à adopter ou de la marche à suivre en cas d'agression. "Plutôt que de demander de l'aide, j'étais très anxieuse et je me demandais 'pourquoi moi ?'". Selon Hiroko Goto, professeure universitaire spécialisée dans la politique de genre, "les femmes sont traitées comme des citoyens de seconde classe au Japon. Je pense que dans la société japonaise, on considère que les femmes devraient rester silencieuses et ne devraient pas parler de ce qui s'est passé".
Comme le soulignait The Japan Times en janvier dernier, l'association Chikan Yokushi Katsudo Center (Centre de lutte contre les attouchements) a, sur la proposition d'une étudiante victime, mis en vente des badges affichant des messages tels que "nous ne resterons pas silencieuses" pour dissuader les tchikans et justement encourager la libération de la parole.
Comme l'écrivent Les Inrocks, Akiyoshi Saito propose un programme de soins à ces prédateurs sexuels. En 12 ans, écrit-il dans son livre Les raisons pour lesquelles les hommes deviennent des tchikans, il en a reçu 3200. "Le profil du tchikan est le cadre, marié avec des enfants, instruit et ayant fait des études universitaires. Il est souvent le père idéal, le mari attentionné, le parfait employé. Dans le train, il se transforme", explique-t-il.
Frustré, insatisfait sexuellement, stressé, fatigué, il bascule souvent après avoir éprouvé du plaisir en effleurant une femme dans l'espace public. "Et c'est le début, pour certains, d'une série d'agressions. Les cas les plus extrêmes peuvent passer la journée à prendre le train pour s'en prendre à une vingtaine de femmes. Ils s'attaquent surtout aux plus jeunes, plus fragiles, plus vulnérables". Le culte de la virginité est très présent dans la société japonaise. L'Institut national de recherche sur la population avance même que 40% des Japonais âgés de 18 à 35 ans n'ont jamais eu de rapport sexuel.
Le Washington Post affirme que les Japonaises se plaignent également depuis au moins 2006 d'avoir à faire à des "hommes herbivores", des hommes désintéressés du plaisir charnel. Une étude, relayée par The Telegraph en janvier 2015, affirmait que les hommes mariés étaient trop fatigués pour remplir leur devoir conjugal après le travail et que 15,7% d'entre eux ne s'intéressaient plus au sexe depuis la naissance de leur enfant. Selon Kunio Kitamura, patron du Planning familial japonais, cette tendance ne serait pas à l'origine d'un manque de désir, mais de "blocages psychologiques". "Les hommes craignent que le rapport sexuel soit un échec". Nombre d'entre eux préfèrent alors avoir une sexualité virtuelle ou une poupée gonflable. Cette raréfaction des contacts sexuels conduirait-elle certains autres à sombrer dans la perversion ?
Depuis 2000, certaines compagnies ferroviaires ont commencé à mettre en place des voitures réservées aux femmes lors des heures de pointe. En juin dernier, la police métropolitaine de Tokyo s'est alliée à 19 compagnies ferroviaires de la région pour lancer une campagne d'affichage incitant les victimes et les témoins à signaler "avec courage" les cas d'attouchement et rappeler que "le tchikan est un crime". En février, la police de Fukuoka a également co-créé avec des étudiants, une application mobile permettant de répertorier sur une carte les lieux où des agressions viennent de se produire. Un dispositif ingénieux pour communiquer sur la présente exacte de tchikans en temps réel. Dans le même temps, plusieurs groupes ferroviaires ont installé des caméras de surveillance dans les trains. La société JR East a prévu de le faire dès le printemps 2018 dans les 550 trains de la ligne tokyoïte Yamanote, celle que prenait Kumi Sasaki.