"Depuis le 13 novembre 2018, j'ai comme une boule de feu dans le ventre". A l'aune de la grande marche contre les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes, organisée ce 23 novembre par l'association Nous Toutes, la journaliste Johanna Luyssen est revenue sur une expérience personnelle particulièrement éprouvante. Dans un post Medium intitulée "Zone grise", la reporter témoigne de l'agression sexuelle dont elle fut victime, il y a un an de cela, à Berlin, peu de temps après avoir subi une fausse couche.
Le 14 novembre 2018, Johanna Luyssen s'est réveillée nue, dans un lit, aux côtés d'un homme, nu lui aussi. La veille au soir, dans un bar, elle avait échangé avec cet inconnu. Il lui avait offert à boire. Ensuite, le blackout total. Au réveil, l'homme lui a simplement dit, très évasif : "On a couché ensemble". Tout en précisant qu'il ne portait pas de préservatif durant l'acte. Plus tard, l'examen gynécologique a démontré la présence de lésions vaginales. Pour la journaliste, une chose est alors certaine : "Je ne sais pas si j'ai fait un black out avec l'alcool et les émotions, tout cela conjugué à la fatigue ou si j'ai été droguée. Je ne le saurai jamais. Je dois m'y faire. Ce que je sais : je ne voulais pas coucher avec ce type".
C'est donc le récit d'un "viol souterrain" que nous narre Johanna Luyssen. L'histoire d'un traumatisme. Mais aussi d'un échec : les failles du système face au traitement des violences sexuelles et à la prise en charge des victimes. Lorsqu'elle s'est réveillée dans le lit de cet homme, la journaliste a répondu aux textos d'une amie, inquiète, par un rassurant "ça va". Ce message, dit-elle, a "été interprété par la justice comme la preuve que je n'avais pas été violée, puisque je disais à mon amie que tout allait bien". C'est l'une des raisons qui ont engendré la clôture de l'affaire, ainsi que l'impunité de cet agresseur. Plus tôt dans la soirée, l'homme en question l'aurait embrassée. Mais la journaliste affirme n'en avoir "aucun souvenir". Pour la police, déplore la journaliste, c'est comme si ce baiser était "un laisser-passer pour le reste, une sorte d'attestation de consentement".
"Une lettre du procureur m'indique que les lésions vaginales constatées par la gynécologue peuvent être le signe d'un rapport non désiré, mais pas forcément non plus. Cette lettre dit aussi que j'avais bu de l'alcool et que cela, combiné à mon comportement (le baiser), fait que rien ne prouve qu'il y ait eu une absence de consentement", développe Johanna Luyssen tout au long de cet édifiant témoignage. Avant d'achever, glaçante : "La lettre dit qu'en rassurant mes amies par SMS, j'ai en quelque sorte prouvé que je n'avais pas été violée, puisque je n'affirmais pas l'avoir été". Comment mieux dire l'incompréhension, par la police comme par la justice, de ce que l'on appelle "la zone grise" ?
La zone grise, c'est cette violence sexuelle qui ne dit pas son nom. Lorsqu'un "oui" contraint veut surtout dire "non". Qu'il est le résultat d'une pression, d'hésitations, de craintes, incomprises ou tout simplement ignorées par le partenaire. C'est cette zone de floue où la relation sexuelle, contrairement à ce que l'on pourrait croire, n'est pas consentie : forcée, la partenaire s'est "laissée faire". Cette attitude jugée "passive" semble être synonyme de consentement. Il n'en est rien en vérité. Cette complexité, les autorités compétentes ne l'ont guère prise en compte dans le cas de Johanna Luyssen. Son avocate lui a d'ailleurs fait comprendre qu'il y avait peu de chances que son affaire "aboutisse". Résultat ? Cela fait un an déjà qu'elle est classée.
"Je répète sans cesse que je ne me souviens de rien, comme pour me justifier, parce que je ne peux m'accrocher qu'à une chose, à cette phrase", déplore aujourd'hui la reporter. Au gré des lignes, celle-ci détaille les nombreuses incidences qu'ont pu avoir cette "expérience" sur son quotidien. Une angoisse diffuse d'abord. Des difficultés à se concentrer ensuite. Mais également à trouver le repos. Avec ce texte, la journaliste se fait la voix de toutes celles qui, de peur d'être jugées, n'osent témoigner de leur vécu, à l'heure où cette notion de "zone grise" suscite encore la circonspection. C'est d'ailleurs ce qu'explique Delphine Dhilly, la co-réalisatrice du documentaire Sexe sans consentement, consacré à ces "rapports sexuels sans violence, mais non consentis" : "la manière dont on perçoit le viol et dont la loi le définit actuellement, fait que de nombreuses situations violentes ne sont pas reconnues comme tel".
Les mots de Johanna Luyssen en sont une preuve flagrante. Et la journaliste de conclure : "On dira sans doute qu'il est important que la justice protège également les accusés, lorsqu'il y a des histoires de ce genre, difficiles à prouver, et ce n'est pas faux ; mais il faut savoir aussi que nous sommes là, nous, les zones grises". Alors que le "victim blaming" est toujours de vigueur, cette parole-là est nécessaire.