"J'ai peur des hommes parce que ce sont eux qui m'ont appris à avoir peur. J'ai peur des hommes parce que ce sont le hommes qui m'ont appris à craindre le mot 'fille' en le transformant en arme pour me blesser. J'ai peur des hommes parce que ce sont les hommes qui m'ont appris d'abord à détester, et ensuite, à détruire, ma féminité". Pleines d'éloquence, les premières lignes impudiques de J'ai peur des hommes donnent le ton.
Sous ce titre frondeur, un monologue précieux. Celui de Vivek Shraya, écrivaine canadienne d'origine indienne, et femme transgenre au style aiguisé. Par le passé, l'autrice a été victime de l'homophobie des hommes. Puis de la transphobie des hommes... et des femmes.
Rejetée pour son manque de virilité puis de féminité, aussi bien accablée par les misogynes que par certaines féministes, Shraya a souhaité mettre en mots son expérience, ou plutôt sa quête, tortueuse : celle de la reconnaissance dans une société qui l'exclue de tout.
De ce cheminement découle un livre aussi bien léger (moins de cent pages) que percutant, récit d'identité de genre et de tout ce que cet enjeu implique : dissection du patriarcat et du culte de la masculinité, injonctions faites aux femmes - cisgenres et transgenres - et incompréhension tenace des transidentités... L'introspection est vaste et passionnante.
J'ai peur des hommes est donc à lire, et à offrir.
Voici cinq raisons de plus de sauter le pas.
Derrière ce "J'ai" découpé en chapitres bien distincts ("Toi", "Moi") se dessine un long cheminement. Vivek Shraya nous raconte d'abord son expérience d'individu découvrant en pleine adolescence son identité queer, tout en se forçant à prendre exemple sur les modèles de masculinité qui l'entourent pour survivre - caméo surprise, Tom Cruise surgit même au détour d'une page.
Puis vient le coming-out et avec lui de nouvelles discriminations.
Notamment, la fétichisation. Tout en relatant des situations de violences sexistes subies de la part d'hommes hétérosexuels, l'autrice témoigne de la transphobie qui s'insinue au sein-même de la communauté LGBTQ, de questions déplacées qui émanent de voix d'hommes homosexuels considérant la transidentité comme une source de fantasmes primaires. En somme, le "bon gars", nous dit-elle, n'existe pas. Qu'il soit homo ou hétéro.
Au fil de ce parcours, Vivek Shraya comprend que faire entendre son expérience n'a rien de facile. En partie car pour être entendue, il faut souffrir. "Force est d'admettre que la seule façon de pousser les gens à reconnaître les préjugés qu'iels ont intériorisés est de les confronter à des histoires bouleversantes. Mais pourquoi reconnaît-on mon humanité seulement quand j'expose comment j'ai été victimisée ?", s'interroge-t-elle.
CQFD.
Tout en passant en revue le mythe de la virilité (pour paraphraser la philosophe féministe Olivia Gazalé), J'ai peur des hommes témoigne avec force des injonctions à la féminité dont les femmes transgenres font l'objet. Car pour être reconnue dans le monde qui l'environne, Vivek Shraya doit parfois mettre à mal son envie de déboulonner les stéréotypes.
Elle témoigne alors de "cette pression à être plus féminine, dans [son] apparence et [ses] gestes, si [elle veut] qu'on la traite comme une femme". L'autrice le confesse : il est compliqué d'échapper aux rôles genrés traditionnels, même lorsque l'on se sent suffisamment déconstruite.
"Quelle ironie cruelle que d'avoir enduré deux décennies d'humiliations parce que j'étais trop féminine pour me faire dire maintenant que je ne le suis pas assez !", conclut-elle avec éclat. D'une injonction à l'autre.
Evoquant tout ce que son vécu a pu convoquer de paradoxes, mais bien décidée à (re)penser les genres, notamment à "transformer la masculinité", l'écrivaine déploie un manifeste à la puissance toute féministe.
Récit court et très intime sur la transphobie et la peur des hommes, mais aussi celle des femmes, dans une société où son identité n'est jamais considérée comme normée et acceptable, le livre de Vivek Shraya nous rappelle ô combien l'expérience de la transidentité est nécessaire pour (re)penser le patriarcat, tant il met en avant les incidences néfastes des stéréotypes de genre sur les femmes, et sur les hommes.
Quand une femme transgenre fait porter sa voix, elle bouscule toujours le confort de pensée de notre société hétéronormée. Sa voix est forcément politique, pour ne pas dire révolutionnaire. Et nuancée.
Elle nous interpelle. On la lit : "J'ai peur des femmes qui adoptent des traits masculins et se sentent obligées de me dominer ou de me faire taire dans des soirées. J'ai peur des femmes qui me perçoivent comme un prédateur et qui font que je priorise leur confort au détriment du mien quand j'utilise le vestiaire des hommes. J'ai peur des femmes qui ont tellement intériorisé la misogynie qu'elles déversent leurs frustrations sur moi".
Ce que détaille Vivek Shraya, c'est un comportement qui se banalise, comme le mégenrage (le fait de ne pas respecter l'identité de genre ressentie d'autrui) mais aussi la transphobie de certaines voix féministes pour qui les femmes transgenres seraient des hommes, et non des femmes.
C'est ce que développe notamment ce super podcast de Binge Audio en décryptant "cette tendance qu'ont certaines militantes à envisager les femmes transgenres comme des hommes infiltrés qui mettraient en péril les mobilisations féministes".
Un inquiétant phénomène alors que, comme le démontre l'autrice, les luttes des personnes transgenres n'invisibilisent pas les luttes des femmes : ces deux combats majeurs sont indissociables l'un de l'autre.
Paru outre-atlantique il y a déjà deux ans de cela, J'ai peur des hommes nous a fait découvrir Vivek Shraya, écrivaine qui n'en est pourtant pas à son coup d'essai. Non contente d'investir les librairies, Shraya est aussi réputée pour ses talents de musicienne. Elle a déjà partagé à ses auditeurs pas moins d'une dizaine d'albums solo. Une sensibilité mélomane qui explique le rythme très soutenu de son écriture, sa propension à la phrase qui punche, à la sentence qui claque comme une gifle ou une percussion.
Au Canada, où elle a pu consacrer des ateliers contre l'homophobie et la transphobie, la plume de Vivek Shraya est largement saluée. Le Conseil des arts du pays, qui vient en soutien aux propositions artistiques par le biais de subventions, a notamment applaudi sa dernière oeuvre littéraire, l'intersectionnel The Subtweet, pour sa propension à "explorer les pressions vécues par les femmes de couleur dans la culture populaire dominante".
Une autre étude au peigne fin des féminités.
Ils ont nombreux, les regards qui se sont attardés sur J'ai peur des hommes. Celui de la jeune poétesse Rupi Kaur par exemple, multi-suivie sur les réseaux sociaux, acclamée pour la justesse de son style et sa militance féministe.
Au dos du livre, elle témoigne de son expérience de lectrice : "Émouvant et douloureux mais empreint d'humour, J'ai peur des hommes élargira votre perspective sur le genre et vous mettra au défi de faire mieux".
Même son de cloche sur les réseaux justement. "Constat de la misogynie, du racisme et de la transphobie au sein de la communauté queer, témoignage d'une femme transgenre, questionnement sur notre notion de genre et nos comportements toxiques, l'essai de Vivek Shraya est honnête et nécessaire dans ce qu'il contient de vérité", poursuit un libraire queer sur Twitter. Un indispensable de votre petite bibliothèque perso donc.
Et la reconnaissance est aussi bien publique que critique : ce récit autobiographique a notamment été couronné par la Brooklyn Public Library et la CBC, le considérant comme le "Meilleur livre" de l'année 2018.
Mérité.
J'ai peur des hommes, par Vivek Shraya.
Les éditions du remue-ménage, 95 p.