"Cela ressemble à de la poésie. Les poèmes ne sont pas obligés de rimer, tu sais, ils sont juste censés être créatifs". On se souvient de ces mots doux, décochés par le jeune Sam à l'énigmatique Suzy dans l'envoûtant Moonrise Kingdom. Ils nous hantent plutôt : et si la poésie dépassait le simple cadre du texte ? Et s'il suffisait de chercher ce quelque chose de poétique autour de nous, en nous ? En cette rentrée post-confinement, le recours à la poésie pourrait bien être le remède ultime contre la sinistrose.
C'est tout du moins ce que se disent celles et ceux qui, depuis des années, lisent ou écrivent de la poésie. Face aux discordances du monde, quoi de mieux que la création poétique, ses rêves, ses sonorités et son harmonie ? Lue en secret ou en public, initiée en amateur·e, loisir ou nécessité vitale, la poésie prend bien des formes et concentre tout autant d'affects. Comme un éventail qui permettrait de ne pas étouffer, canicule ou non.
Intime, professionnelle, nostalgique, créatrice... Vous nous racontez la place qu'occupe la poésie dans vos vies.
"Tout le monde aime la poésie !". C'est Juliette, 42 ans, qui nous l'assure d'emblée. Celle qui navigue dans le milieu de la com' écoresponsable conçoit la poésie comme une musique : elle est partout, quelle que soit la définition qu'on lui confère. Pas besoin de lire lire Paul Eluard ou Jacques Prévert pour l'aimer, écouter Simon & Garfunkel suffit ("Hello darkness my old friend, i've come to talk to you again, ça aussi, c'est de la poésie"). A l'entendre, "la poésie c'est nécessaire, car 'mettre du beau' l'est". D'où l'envie de propager la beauté de chez elle (à Marseille) aux fils Instagram, où Juliette déploie de chouettes haïkus. A l'avenir, elle aimerait même en lire, en stories.
La poésie aussi éphémère qu'une story Insta ? Fragmentaire, plutôt. Bien souvent, elle ponctue nos vies comme des gouttes de peinture sur une toile blanche. C'est le cas chez Mathilde, 26 ans. Quand elle est dans le mood, la jeune femme peut écrire jusqu'à quatre poèmes en une semaine. Rupture, sentiments renaissants, nouvelles rencontres... Ses quatrains lui viennent de ce qu'elle nomme "des moments intenses et transitoires". Normal, nous dit-elle : "La poésie se nourrit de l'émotion". Amoureuse, entre autres. D'ailleurs, Mathilde a longtemps gardé tous ses poèmes secrets. Son premier confident ? Son copain de l'époque, qui l'a encouragé à poursuivre.
"Je suis à fleur de peau, je me pose toujours des tonnes de questions sur plein de choses, mon cerveau court à mille à l'heure, c'est fatigant parfois ! L'écriture poétique me permet de transformer ce flot d'émotions en quelque chose de créatif. Dans des moments durs, c'est ma bouée de sauvetage", nous dit-elle encore. Poétiser pour ne pas se noyer ? C'est peut-être pour cela que la poésie se découvre le plus souvent durant l'adolescence, cette période où tout peut sombrer comme le Titanic.
Employé dans une boutique de botanique, Jean-Baptiste, 34 ans, a d'ailleurs lu ses premiers poèmes à dix-huit ans. En plein âge ingrat, il ressentait "des difficultés à communiquer avec le monde qui [l']entourait" et surtout à apprivoiser celui des adultes. Salvatrice, la poésie est venue à la rescousse. "La mélodie me rassurait, certains mots m'interpellaient, d'autres me servaient de présences réconfortantes", nous raconte-t-il.
Comme une idylle de jeunesse.
Oui, la poésie nous réconforte comme un doudou. Alors pourquoi ne pas la partager ? C'est ce que fait Camille. Cette professeure de français de 26 ans s'emmitoufle dans les vers de Guillaume Apollinaire, Emily Dickinson et René Char comme dans une couette bien chaude. Et ses élèves en profitent. Cadavres exquis, haïkus, jeux surréalistes... Tout est bon pour pimenter ses cours d'un peu de sève poétique, écrite, chuchotée, scandée. Férue de Philippe Jaccottet comme de Nekfeu, la jeune prof aime leur apprendre que la poésie, ce n'est pas que Victor Hugo, c'est aussi le rap ou la trap. Elle l'affirme : "Il faut sortir la poésie des rayons poussiéreux de la bibliothèque !".
Son truc, à Camille, c'est la poésie performée. Comme celle de l'autrice féministe Rupi Kaur, 27 ans, qui déclame ses vers dans des amphis et fait salle comble. Une poétique incarnée qui ne déplairait pas à Maud. Cette artiste de 24 ans, elle aussi, incarne sa poésie dans son job : elle l'esquisse sur la toile. Peintre et dessinatrice, elle distille ses créations sur Instagram et compare la force d'un vers "à l'efficacité de quelques traits dans un dessin". Elle perçoit même en la Danse Macabre de Charles Baudelaire l'un des textes fondateurs de son esthétique. Nombreuses sont les poétesses anonymes à nous rappeler que la poésie dépasse le littéraire pour envahir la peinture et la musique.
"Sans rien comprendre à un poème, on peut le trouver beau - et bien pour certains tableaux, c'est leur poésie qui leur confère toute leur puissance en ce qu'ils ne disent pas tout, ou du moins pas comme tout le monde", décrypte la jeune artiste, qui relit Les fleurs du mal depuis ses quatorze ans. C'est bien souvent pour cela que l'on ressort la poésie d'un tiroir - pour y trouver la justesse d'une formulation, la clarté d'un langage sur lequel l'on piétine.
Quand elle ne lit pas, Camille compose de courts poèmes. Mais pas seulement. Des collages, aussi, cette forme moderne de poésie visuelle popularisée par Max Ernst, Jacques Prévert et les Surréalistes. Mode d'emploi ? Découper des centaines de mots et les agencer sur une composition de couleurs, de formes et d'images, détaille la poétesse. "J'aime les questions déployées à qui les entendra, les petits mots égarés, quand les mots et l'image dialoguent, piocher, laisser la part belle au hasard", poursuit-elle. Loin de se conformer à l'étroitesse étouffante d'un recueil, la poésie s'enfuit comme en pleine évasion. Aventureuse, elle squatte tous les mediums. Et franchit tous les murs.
"Je recherche le beau - et à travers le beau, ce que j'appelle 'poésie' - dans tout : dans les mots, mais aussi dans un paysage, un plat, un rapport humain...", nous relate May, 32 ans. May a lancé l'initiative Les mots à l'affiche, qui à travers des séries d'images thématiques "inspirantes et inspirées" ouvre grand les portes à la poésie. Celle du quotidien, qui s'étend des textes aux photos, mais aussi "des matières aux motifs", nous dit-elle. Cette férue de Marguerite Duras nous lance une expression, comme une prescription : il faut "vivre la poésie". Et si nous faisions ça ?
Mathilde a déjà commencé. Comme une chasse aux trésors, elle est partie à la recherche des "poésies vivantes" qu'abrite notre quotidien. Elle énumère : "Un bouquet de fleurs sur la table du salon, une mèche de cheveux qui tombe d'une jolie manière, une caresse sur l'épaule, un rayon de soleil qui arrive dans les yeux au bon moment de l'après-midi". Bref, "tout ce qui peut rendre la vie plus douce, plus belle, plus charmante, plus légère", achève-t-elle. Rien de bien invisible. Il suffit juste de fouiller correctement.