"Analyser le regard féminin ouvre de nombreux champs de réflexion et demande de réinvestir les images qui ont bercé notre cinéphilie, d'interroger celles qui émergent et de chercher celles qui ont disparu de nos écrans. Elles sont sous nos yeux", explique Iris Brey dans son captivant essai Le regard féminin. Mais quelles sont-elles justement, ces images "féminines" et surtout féministes ? La critique cinéma, qui nous a longuement expliqué ce qu'était "le regard féminin" en question (le female gaze), nous partage sa petite liste.
Quels films au juste relatent avec pertinence l'expérience féminine, avec tout ce qu'elle implique de désirs, d'émancipation et de point de vue sur le monde ? Alors que cette "expérience" a été ouvertement bafouée par l'Académie des César (snobant le Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma et sacrant Roman Polanski), il devient plus que nécessaire de se recentrer sur ces oeuvres à la fois engagées et populaires, expérimentales et fédératrices. Des oeuvres subversives qui vous sont très certainement familières.
La sélection très éclectique que nous propose Iris Brey démontre qu'un film féministe et female gaze (l'un va rarement sans l'autre) peut tout à fait être réalisé un homme et qu'il peut, loin des croyances selon lesquelles une indignation serait forcément éphémère, traverser les générations avec éclat. La preuve par sept !
Iris Brey : "Dès qu'une femme prend la parole, on insiste sur sa puissance. Or c'est toujours problématique de parler de 'femme forte' ou de 'femme puissante' dans notre société : il faudrait s'interroger sur ce que c'est, au juste, une femme forte, et pourquoi ce terme est si employé. Comme si, à notre époque encore, on était si peu habitué à voir des femmes agir que cela les rendait 'puissantes'. C'est un qualificatif qui a une histoire (on l'employait à l'égard des prétendues sorcières) et est employé de façon systématique dès qu'une femme ouvre la bouche.
Or La leçon de piano est l'histoire d'une femme puissante qui n'ouvre pas la bouche. Ada (l'héroïne) est muette. Puisqu'elle n'a pas de voix, son expression passe par d'autres sens, et sa capacité à s'émanciper va elle aussi transiter par autre chose que par la prise de parole. La leçon de piano est le récit d'une femme qui, sous le joug du patriarcat, va parvenir à s'en défaire en reprenant possession de son corps, au fil d'un long cheminement.
Ce corps, un homme essaie justement de lui voler - il va lui couper le doigt, ce qui reste un symbole très fort. Autant dire que l'on est vraiment dans le registre sensible, totalement immergé·e·s dans le corps d'Ana.
La leçon de piano est un film brillant, et Jane Campion la plus grande cinéaste, aux côtés de Chantal Akerman."
Iris Brey : "J'avais quasiment achevé l'écriture de mon livre, Le regard féminin, quand j'ai découvert Portrait de la jeune fille en feu. En fait, il me manquait encore ce film-là, et je l'ignorais. C'était le film que j'attendais, comme si toute ma réflexion se déployait sous mes yeux.
L'oeuvre de Céline Sciamma est intense, politiquement et sentimentalement, c'est un manifeste du female gaze. La théorie y rejoint l'art. La cinéaste invente tout un dispositif et un imaginaire. Elle repense la manière dont on peut raconter une histoire d'amour entre deux femmes et tout est réfléchi. Dans l'histoire qu'elle illustre, et l'érotisme qui en émane, il n'y pas de hiérarchie, jamais, et c'est pour cela que le film correspond au female gaze. En ce sens, il peut déstabiliser, car il y a du consentement partout dans cette oeuvre, jamais de regard voyeur.
Céline Sciamma est dans le partage avec le public, elle nous force à ouvrir notre imaginaire, nos yeux et nos sens d'une manière différente. Voir Portrait de la jeune fille en feu était une grande expérience, j'avais l'impression de toucher l'écran, que tout mon corps était tendu vers celui-ci."
Iris Brey : "James Cameron s'avère être l'un des cinéastes masculins à avoir su s'emparer de l'expérience féminine. La première chose qui frappe dans Titanic, c'est l'utilisation de la voix off : tout le film est narré par Rose. On plonge dans sa mémoire et le souvenir qu'elle a confectionné de cette rencontre avec Jack. A aucun moment Rose n'est sexualisée gratuitement. Comme dans Portrait de la jeune fille en feu, on retrouve ce schéma du modèle et de l'artiste, avec cette fameuse scène du nu ('Jack, je veux que tu me dessines comme une de tes femmes françaises'). Or, si Rose est l'objet d'un tableau, elle en reste le sujet ! C'est parce qu'elle le décide que Jack la portraitise : celui-ci est au service de son regard.
Avec cette scène, Titanic interroge ouvertement ce que sont les représentations, le statut de celui ou celle qui regarde les femmes ou les dépeint. C'est un film beaucoup plus politique qu'il ne paraît - d'autant plus qu'il parle aussi des rapports de classe - qui redéfinit la notion du genre telle qu'on la voit traditionnellement au cinéma, et notamment le rôle de la femme dans la construction des relations amoureuses et plus encore du sentiment amoureux. D'un bout à l'autre, Rose est maîtresse de ses choix, et en capacité d'agir.
Il redéfinit également les codes et clichés avec la scène de sexe. Rien n'est montré, si ce n'est la main féminine qui se plaque contre la vitre. C'est une véritable passion qui se déroule en huit-clos. Et lorsque l'on retrouve Rose et Jack après l'acte, ce dernier est complètement essoufflé et ému. C'est une inversion des stéréotypes de genre !
Subversif, le film l'est aussi puisqu'il raconte l'histoire d'une femme âgée qui désire encore, et raconte à tout équipage (suspendu à ses lèvres !) ses émois. Ce côté transgressif, on le trouve dans une moindre mesure dès les choix de casting : à sa sortie en 1997, on a beaucoup parlé du fait que Kate Winslet était plus âgée que Leonardo DiCaprio, ce qui était plutôt inhabituel"
Iris Brey : "Dans Je, tu, il, elle, on trouve l'un des scènes de sexe qui m'a le plus marqué - des rapports amoureux lesbiens. La réalisatrice Chantal Akerman nous parle de jouissance des femmes en proposant de nouvelles images. Elle démontre qu'un rapport ne se termine pas toujours avec un orgasme masculin, que le sexe peut se filmer du point de vue de l'expérience féminine, ce qui revient à subvertir tout un rapport patriarcal aux images.
Cette séquence est longue car la cinéaste travaille la notion du temps. Mais là où Abdellatif Kechiche le fait d'une façon presque sadique (on pense notamment à la scène de sexe de La vie d'Adèle), Chantal Akerman en fait un véritable temps féminin. La caméra est toujours au bon endroit, l'oeuvre dialogue avec son public et ce n'est jamais voyeuriste. Elle envisage simplement la sexualité féminine comme un autre temps."
Iris Brey : "Thelma et Louise, qui est un film réalisé par un homme (Ridley Scott) mais scénarisé par une femme (Callie Khouri), a été révolutionnaire car il a marqué les Etats-Unis et la culture populaire, tout en démontrant qu'un homme pouvait s'emparer d'un récit féminin. C'est un film super important car il parlait déjà, en 1991, des violences faites aux femmes, des traumatismes qui restent après une agression sexuelle, de sororité.
Et puis aussi et surtout, de la manière dont les femmes peuvent se rebeller, être des corps en mouvement, dans l'action. Quand un film comme celui-ci devient si populaire, cela prouve qu'il comble un fossé, qu'il a su offrir au public des images qui lui manquaient encore, et des récits dont il avait grandement besoin, dont la société a toujours besoin. Un film comme Thelma et Louise peut bousculer le monde, et il l'a fait"
Iris Brey : "Justine Triet est une cinéaste importante et je ne comprends pas pourquoi l'on parle si peu d'elle. Par exemple, elle a totalement été snobée par les César. Ce qui me passionne dans Sibyl, c'est la manière dont elle utilise le montage pour nous faire rentrer dans la tête de son héroïne éponyme (incarnée par Virginie Efira). Triet déploie dès lors un montage labyrinthique, qui est parfait pour parler de l'état amoureux. Car l'amour, ce n'est pas quelque chose de linéaire, qui va d'un point A à un point B...
Non, cela peut tout aussi bien zigzaguer dans tous les sens, stagner. En cela, une relation amoureuse peut être comme un rythme cardiaque, et la cinéaste le saisit d'une façon tout à fait brillante. Justine Triet capte justement l'expérience de son héroïne à travers tout ce chaos. De plus, les scènes de sexe sont exceptionnelles, puisque vraiment filmées du point de vue féminin. On voit cela tellement rarement qu'il est important de le souligner !"
Iris Brey : "Wonder Woman est le film qui introduit mon livre, et donc ma réflexion. Le blockbuster de Patty Jenkins n'a peut être pas été le 'déclencheur' de mon immersion dans le female gaze. D'ailleurs, j'y allais à reculons. Et pourtant, je l'ai ressenti comme une véritable expérience de cinéma. Il a marqué mon corps de spectatrice. Je me souviens même du rang où j'étais assise ! C'était très organique.
Face à Wonder Woman, on se sent vraiment entouré par ces Amazones qui fendent les airs. Tous ces corps énergiques de femmes en mouvement, le fait de valoriser ainsi la capacité d'agir des personnages féminins, mais aussi le fait qu'il n'y ait pas d'hommes, c'est tout cela qui m'a interloqué, et puis finalement bouleversé. Car à l'instar de ces élans, rien n'est figé dans le concept de "female gaze". Lui aussi est en mouvement"
Le regard féminin, une révolution à l'écran, par Iris Brey
Editions de l'Olivier, 250 p.