Les sérievores retiennent leur souffle. C'est ce dimanche 14 avril que sera donné le coup d'envoi de l'ultime saison de Game of Thrones, la série medieval fantasy de HBO. Une fresque monumentale qui a tenu en haleine la planète entière (un milliard de téléchargements illégaux pour la saison 7). Un monstre pop qui aura déployé sur huit saisons un univers brutal aussi fascinant que controversé, devenant un sujet de discussion central à la machine à café le lundi matin.
Qui montera sur le Trône de fer, après ce déluge de castagne et de coups bas familiaux ? Les paris sont ouverts et force est de constater que dans ce sprint final, la parité est respectée.
Car tel est le paradoxe de Game of Thrones. Dans cet univers impitoyable où trancher des gorges, ferrailler avec des zombies, zigouiller son père ou coucher avec son frère fait partie de la routine, des figures féminines complexes ont émergé, guerrières puissantes, vulnérables, stratèges, fêlées. Des héroïnes tour à tour brisées avec une violence inouïe, objectifiées ou férocement badass. Entre dragons, nichons, agressions et trahison, les femmes de Game of Thrones en ont pris plein la tronche tout en intégrant le panthéon de l'iconographie girl power.
Alors, Game of Thrones, série féministe ou sexiste ? Pour Iris Brey, spécialiste de la représentation du genre dans les séries et autrice de Sex and the Series (Editions de l'Olivier), le verdict est sans appel. Elle décrypte les raisons pour lesquelles, sous son vernis progressiste, "GoT" se révèle problématique dans son traitement des personnages féminins.
Iris Brey : Non, je pense que Game of Thrones n'a en rien révolutionné le monde des séries. La force de frappe de Game of Thrones est que c'est une série populaire, regardée par des millions de personnes, c'est en ça qu'elle se distingue. Ce n'est pas une série originale car elle est tirée d'un livre. Il n'y a pas de radicalité dans la mise en scène, ni dans les personnages féminins et ce qu'ils racontent.
Pour moi, c'est une série assez conservatrice qui n'incarne pas du tout la modernité sérielle. Mais ce qui est intéressant, c'est que c'est peut-être la dernière série qui nous donne tous rendez-vous et on sera tous présents semaine après semaine. Et c'est peut-être le dernier événement de télévision qui sera comme ça car aujourd'hui, nos modes de visionnage sont beaucoup plus fragmentés et beaucoup moins communautaires.
I.B. : Ce qui me dérange dans GOT, ce sont ses asymétries. Il y a une asymétrie entre les femmes qui répondent à une norme de beauté et celles qui n'y répondent pas. Les premières, minces et donc considérées comme belles, vont être sexualisées. Quant aux guerrières qui ne répondent pas à une norme de beauté car elles sont plus dans des codes masculins, que ce soit Arya ou Brienne de Torth, elles ne sont jamais sexualisées. C'est comme si les femmes qui avaient des vies sexuelles devaient répondre forcément à des codes de féminité traditionnels.
En gros, c'est réduire encore une fois une femme à son physique et à sa charge sexuelle. Et je ne trouve pas que la sexualité de ces héroïnes soit féministe, car elles se font toutes les trois violées (Sansa, Cersei, Daenerys) et ce ne sont pas des viols qui sont développés sur la trajectoire d'un personnage. Ce sont des viols gratuits qui sont là pour choquer ou émoustiller le spectateur ou la spectatrice. Donc pour moi, ce n'est pas parce qu'il y a des personnages féminins qui sont des guerrières et des reines que c'est une série féministe.
I.B. : Ce serait une série féministe si les personnages étaient émancipés des codes. Là, ces codes sont restrictifs. Elles ne s'émancipent que vis-à-vis d'un homme. C'est très rare de les voir libérées. Game of Thrones est extrêmement réducteur dans la manière dont il traite ses personnages féminins et masculins.
I.B. : C'est un argument complètement fallacieux. Je pense qu'aujourd'hui, il y a autant de viols qu'au Moyen âge et rappelons que Game of Thrones n'est pas une série historique. Nous ne sommes pas dans le domaine de la vraisemblance puisque c'est une série fantastique. On est dans l'utilisation de la violence à des fins narratives. La série veut montrer ça pour accrocher le spectateur.
Par ailleurs, les viols ne sont pas présentés de la même manière dans les livres. Dans le premier, entre Daenerys et Khal Drogo, ce n'est pas un viol puisqu'elle lui donne son consentement. De plus, il s'agit d'une pénétration digitale. Ça n'a rien à voir ! Et le viol entre Cersei et son frère n'existe pas dans les livres. Donc ça nous montre bien que la série prend des libertés dans la façon dont elle représente les violences.
La série est d'ailleurs marquée par un "male gaze" (façon d'imposer une perspective d'homme hétérosexuel) particulièrement présent...
I.B. : Oui, il est présent dans les trois viols et dans presque tous les moments de la série. Il y a une asymétrie de regard entre les personnages féminins et les personnages masculins.
Les personnages masculins, comme par exemple Jon Snow qui est censé être le beau gosse de la série, ne sera pas filmé de la même manière que Daenerys. Il n'est pas montré nu en enlevant sa petite serviette ! Et même quand il est soit-disant à moitié mort, on couvre son sexe. Alors que dès que les personnages féminins sont en situation de faiblesse, on les montre nues.
Il y a une asymétrie dans la manière dont on filme ces corps qui renvoie aux codes du male gaze : les personnages féminins sont vus comme des objets qu'on peut regarder avec plaisir.
I.B. : A la fois, c'est une marque de fabrique de HBO de montrer beaucoup de nudité, mais en même temps, il y a plusieurs manières de le faire. Et là, c'est de manière totalement gratuite. Il y a aujourd'hui une prise de conscience face à ces images, ce qui n'était pas le cas il y a 10 ans. Et cela devient beaucoup plus flagrant quand cette nudité ne concerne que les personnages féminins.
I.B. : Mon problème avec cette série, c'est qu'elle ne problématise absolument pas ces questions. Pour moi, elle renforce la culture du viol. Effectivement, elle montre une certaine réalité de la condition féminine en 2019, mais elle n'y injecte pas de fond.
On ne peut pas dire que Game of Thrones soit une série féministe. On dirait que les créateurs, les réalisateurs, les scénaristes n'y réfléchissaient pas. Ces questions ne semblent pas les intéresser. Donc évidemment, si on ne se pose pas des questions sur le système patriarcal, on le reproduit à l'image. Il y a une espèce de vide de la pensée. Parce que par exemple, le seul moment où on voit un sexe masculin dans la série (épisode 5 de la saison 6), c'est une image secondaire et il a une verrue sur son sexe. C'est présenté de manière "drôle". Cela montre bien que la série reproduit des schémas sexistes de manière consciente.
I.B. : Toutes les séries HBO ont aujourd'hui ce qu'on appelle un coordinateur ou une coordinatrice d'intimité. C'est une personne qui est sur place pour le tournage des scènes de sexe. Ça changera peut-être quelque chose, on va voir... Et c'est vrai qu'il n'y a pas eu de viol de femmes dans la dernière saison. Peut-être peut-on se réjouir de ça ?
I.B. : Pour moi, il n'y a pas de personnage vraiment féministe. Même quand Daenerys prend le pouvoir, il y a juste une inversion des codes. Pour moi, un personnage féministe, c'est celui qui révolutionne la manière dont on voit le pouvoir. Or la série ne fait que reposer sur un pouvoir extrêmement traditionnel. Daenerys se pose à un moment des questions sur l'esclavagisme, donc je dirais que c'est peut-être elle la plus badass.
En numéro deux, je dirais Olena Tyrell, la vieille dame qui a tué Joffrey.
Et Brienne en numéro trois.
I.B. : C'est ce qui est intéressant : les personnages féminins qui prennent le pouvoir, comme le personnage lesbien de Yara Greyjoy, ce sont des personnages qui ne sont pas sexualisés. La lesbienne (Yara), la grande masculine (Brienne) et la petite fille de 12 ans (Lyanna). Cela en dit long sur la manière dont on représente le pouvoir des femmes...
I.B. : J'aimerais que ce trône reste vide et qu'on réfléchisse à la prise de pouvoir qui soit autre chose que de monter sur un trône. J'ai plutôt envie d'un régicide ! (rires)