Culture
Après le choc des César, le cinéma français plus déchiré que jamais
Publié le 2 mars 2020 à 12:24
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
"La honte !", clamait ce 28 février Adèle Haenel à l'annonce du sacre de Roman Polanski. Cette honte, beaucoup devraient l'éprouver aujourd'hui. Et pourtant, ce scandale divise le milieu du cinéma français. Plus encore, il le déchire.
Adèle Haenel quitte la cérémonie des César après le sacre de Polanski. Adèle Haenel quitte la cérémonie des César après le sacre de Polanski.© Abaca
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"J'étais terrassée, effrayée, dégoûtée, dans mes tripes". Recueillis après la cérémonie des César - qu'elle a désertée à l'instar d'Adèle Haenel - les mots de la comédienne Aïssa Maïga valent bien mille discours. L'actrice, qui a livré un discours courageux sur l'inclusion ce 28 février dernier, a promptement réagi à la victoire de Roman Polanski, honoré par la statuette du Meilleur réalisateur.

"J'ai pensé à toutes ces femmes qui voient cet homme plébiscité et je pense à toutes les autres, ces femmes victimes de viol et de violences sexuelles", poursuit-elle du côté de Médiapart. Et heureusement, la comédienne n'est pas la seule à ressentir une terrible nausée. Il y a bien sûr Adèle Haenel. "Toute la soirée a tourné autour de l'idée que l'on ne pourrait plus rien dire, 'comment on va rire maintenant si on ne peut plus se moquer des opprimés'. Mais si on riait aussi de nous-mêmes, si on riait aussi des dominants ? Or ce qu'ils ont fait hier soir, c'est nous renvoyer au silence, nous imposer l'obligation de nous taire", a-t-elle déploré à Médiapart.

Adèle Haenel était la première à partir au moment de l'annonce de l'attribution du César à Polanski. Un acte et un cri ("La honte !") salués par certaines consoeurs, comme Alexandra Lamy et son "Soutien !" revendiqué sur Instagram. Aux Etats-Unis, quelques jours après le verdict du procès Weinstein, ce soutien-là est beaucoup plus sonore. Figure emblématique du mouvement #MeToo, Rose McGowan applaudit le courage d'Adèle Haenel et Céline Sciamma. "Chère Adèle et Céline, je sais ce que cela signifie d'être seul et de poursuivre ce qui est juste. (...) Allez-y foncez !", écrit-elle sur Twitter.

Mais en France, le malaise perdure. Les voix des acteurs et actrices s'opposent et se contredisent. Ce déchirement interne en dit long sur l'état d'une sphère qui, face aux élans massifs de libération de la parole outre-Atlantique, a bel et bien raté le coche #MeToo.

"Le féminisme est détesté parce que les femmes sont détestées"

Il y a évidemment celles qui clament haut et fort leur indignation. La chanteuse Camelia Jordana, lauréate du César de la meilleur actrice l'an dernier, s'est ainsi permise de partager sur Instagram les mots puissants de l'essayiste féministe américaine Andrea Dworkin : "Le féminisme est détesté parce que les femmes sont détestées. L'antiféminisme est l'expression de misogynie la plus directe. C'est une défense politique de la haine des femmes". L'artiste annonce faire partie de toutes ces femmes qui "sont choquées, outrées, écoeurées, éprouvent un sentiment de gêne, de rejet, de répulsion, d'incompréhension, de tristesse et de colère en réaction à la récompense qui a été attribuée à Roman Polanski".

Sara Forestier elle aussi peine à masquer sa colère. L'actrice césarisée en 2011 (pour sa performance dans Le nom des gens) a avoué son regret de ne pas avoir quitté la salle après l'annonce de cette attribution - elle n'en aurait d'ailleurs pas dormi de la nuit. "Que le film de Polanski soit éligible c'est une chose, lié à la responsabilité de l'état français de garder Polanski sur son sol, mais le consacrer en est une autre. C'est notre responsabilité, à nous gens du cinéma", décoche-t-elle dans un post Instagram qu'elle a depuis supprimé.

A l'écouter, il est plus que temps de tirer la sonnette d'alarme. Et d'assumer ses responsabilités, justement, sans se planquer derrière l'argument tarte-à-la-crème de l'homme et de l'artiste. "Nous ne pouvons pas faire comme si [Roman Polanski] était un citoyen lambda, dans la mesure où il est fugitif. Je pense aux femmes, et clairement là ce soir en faisant le choix de le récompenser, certains ont fait le choix d'étouffer une réalité pour faire comme si la situation était normale. Non être fugitif n'est pas normal, ni acceptable", poursuit-elle.

Et pourtant, cela semble acceptable pour une bonne partie du cinéma français. Fanny Ardant par exemple. Sacrée par un César du meilleur second rôle féminin pour son rôle dans La belle époque de Nicolas Bedos, l'actrice n'a pas hésité pas à défendre le cinéaste. "Quand j'aime quelqu'un, je ne peux pas porter de jugement. Quand on est seul contre tous, je suis toujours pour celui qui est tout seul. J'ai envie de le défendre, j'ai envie de lui donner une chaleur. Vous savez les gens qu'on aime c'est comme votre famille. Même contre la police vous les défendriez", a affirmé l'interprète de La femme d'à côté au micro des journalistes. Femme d'à côté, où "à côté de la plaque" ?

Emmanuelle Seigner, à l'unisson, porte aux nues "l'honneur" du réalisateur, qui est également son conjoint. Quitte à fustiger ses nombreuses accusatrices. "Je prie à tous d'arrêter de me faire chier. Tout cela est basé sur des mensonges de folles hystériques en mal de célébrité. Merci de respecter mon espace, celui de mes enfants, de mes parents et de mes soeurs", écrit-elle, une illustration du procès des sorcières de Salem bien en évidence. Un post immédiatement soutenu par sa soeur, Mathilde Seigner, qui le décoche sur Instagram : "Vive Roman !".

Le message est limpide : Roman Polanski subirait une véritable chasse aux sorcières - ce qui ne l'empêche pourtant pas de décrocher un César du meilleur réalisateur. Mathilde Seigner voit en ce sacre une défaite de la "vox populi", forcément haineuse et/ou diffamatoire. Rappelons qu'à l'heure actuelle, douze femmes accusent le cinéaste d'agression sexuelle et de viol.

 

"On est une famille, on se dit tout non ?", ironisait Aissa Maiga face à l'assistance de la grande messe du cinéma français. Aujourd'hui, cette famille-là dévoile au grand jour ses dysfonctionnements. Alors que Jean Dujardin n'en démord pas et remet lui aussi en doute la fameuse "vox populi" ("Je le redis. En faisant ce film, j'ai cru et je l'espère encore avoir fait plus de bien que de mal"), suscitant le soutien de plusieurs professionnels du milieu (Marie-Josée Croze, Elsa Zylberstein, Patrick Braoudé), d'autres artistes dénoncent sans détour le vote de l'Académie.

C'est le cas de Swann Arlaud. César du meilleur acteur dans un second rôle pour Grâce à Dieu de François Ozon, l'artiste a non seulement brillé par la justesse de son discours de remise (rendant hommage au courage des victimes des prêtres pédophiles) mais également par le choix de ses mots en sortie de cérémonie : "Je trouve le prix de Roman Polanski bizarre, j'ai un peu de mal à comprendre. Evidemment que je comprends Adèle [Haenel], après ses prises de parole, elle ne pouvait pas rester assise sur sa chaise à applaudir. Evidemment qu'elle a eu raison de le faire. On lui aurait reproché de ne pas l'avoir fait". L'acteur fut l'un des premiers à défendre l'interprète de Portrait de la jeune fille en feu après les César et à soutenir ouvertement son geste.

Applaudir la bravoure d'Adèle Haenel, ou bien l'attribution d'un César du meilleur réalisateur au nom d'une prétendue "liberté d'expression", telle est la discorde qui secoue la sphère professionnelle désormais. Les mots d'Isabelle Huppert en disent à ce titre plus long que mille discours. Face à Laurent Delahousse, l'actrice se prend les pieds dans le tapis. A deux doigts de sortir l'argument de la "chasse aux sorcières" énoncé par Emmanuelle Seigner, elle cite l'écrivain William Faulkner : "Le lynchage est une forme de pornographie". Peu après cependant, elle modère : "C'est vraiment difficile de donner un avis juste".

Un long malaise identique à celui qu'a pu éprouver l'assistance des César mais aussi la "grande famille" du cinéma hexagonal dans son ensemble. Et ce n'est pas prêt de se terminer. Réalisatrice du film Les Chatouilles et victime de viol durant son enfance, la cinéaste Andréa Bescond la ressent bien, cette gêne palpable. Mais à cette discorde, elle préfère encore, les paroles, indignées, de celles et ceux qui prennent position. Suffisamment rares pour être salué·e·s. Elle le clame : "Je me reconnais dans les mots de Swann [Arlaud], dans les départs précipités et empreints d'une immense colère d'Adèle [Haenel], Noémie [Merlant] et Céline [Sciamma]... tout n'est pas perdu !".

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Culture News essentielles Société cinéma prix france feminisme scandale
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