"Le regard féminin semble avoir été relégué à une culture souterraine, invisible. Il est temps de redresser nos regards". Le nouveau livre d'Iris Brey, journaliste, professeure et docteure en études cinématographiques et en littérature à l'Université de New York, est un essai sur le cinéma, mais son éloquence a l'étoffe d'un manifeste.
Avec Le regard féminin, une révolution à l'écran, la critique délivre le tout premier opus français sur le female gaze. Ce terme conceptuel fait écho au "male gaze" théorisé par la critique et réalisatrice britannique Laura Mulvey. A savoir, la manière dont, par leurs choix de mise en scène et d'écriture, les cinéastes objectifient systématiquement le corps féminin, le privant de pouvoir au profit du regard masculin et de ses désirs. Ce désir masculin, c'est par exemple celui d'Abdellatif Kechiche, qui s'éternise sur l'anatomie de ses actrices dans des films comme Mektoub my love ou La vie d'Adèle, pourtant acclamés par la critique hexagonale.
C'est aussi l'oeil des scénaristes et réalisateurs de Game of Thrones, qui banalisent le viol et martyrisent leurs personnages féminins jusqu'à en faire un gimmick, si ce n'est un spectacle. Et c'est cette même dominance masculine qui encombre les comédies romantiques. Pour faire face à ce "male gaze" majoritaire, Iris Brey brandit une salve de films-manifestes, de La leçon de piano à Wonder Woman en passant par le Baise-Moi de Virginie Despentes et le cultissime Thelma et Louise. D'autres visions du monde, d'autres esthétiques du désir, d'autres corps, libérés des liens du patriarcat et de ses envahissantes images...
Mais si Le Regard Féminin fustige, il décrypte également, et célèbre la nuance. En explorant par exemple les ambivalences du sulfureux Elle de Paul Verhoeven (avec Isabelle Huppert), porté aux nues par la critique mais considérée par les militantes féministes comme une "apologie du viol". Sans condamner, Iris Brey creuse d'une plume acérée et pointilleuse la complexité de films volontiers "touchy". Ainsi un cinéaste obnubilé par la violence comme Gaspar Noé (une violence qui n'épargne jamais les femmes) fait l'objet d'une analyse mesurée et riche.
A la manière des films et personnages invoqués, la réflexion d'Iris Brey n'a rien de figée. Non, c'est un mouvement perpétuel et stimulant. Une rétrospective pleine de vie, où l'énergie d'une réflexion nouvelle côtoie l'ambition féministe : celle de restaurer notre matrimoine cinématographique. S'érige dès lors un héritage culturel où trônent les réalisatrices Alice Guy, Chantal Akerman, Jane Campion, ou encore Céline Sciamma - qui, avec son ardent Portrait de la jeune fille en feu, a droit aux plus belles lignes de l'ouvrage. Ce cinéma du female gaze est plus qu'un regard, c'est une sensibilité multiple. L'expérience féminine dans toute sa complexité.
Cette "révolution à l'écran" qu'est le regard féminin bouscule le nôtre, de regard. Et ce n'est pas Iris Brey qui nous contredira. Pour Terrafemina, l'autrice revient sur les grands points de cette exploration.
Iris Brey : Dans les films où transparaît le "male gaze", on regarde le personnage féminin à son insu, à travers le regard de l'homme, dans une position de domination voyeuriste. Le personnage féminin a donc moins de pouvoir que l'homme, on lui retire sa capacité d'agir. A l'inverse, le female gaze désigne des films qui partagent l'expérience de l'héroïne. Nous, spectateurs, ne sommes pas en train de regarder l'héroïne à distance, dans un rapport vertical de domination. Non, nous sommes avec elle, dans son corps, dans son expérience, pour ainsi dire dans son vécu. Le male et le female gaze interrogent tous deux, par des choix de mise en scène, la manière dont se construit notre rapport à l'image, au désir et au plaisir.
A travers le male gaze, le corps féminin est toujours objectifié, et ce par le biais de codes cinématographiques familiers comme le gros plan (sur une poitrine ou des fesses par exemple), un panorama de haut en bas vers le corps d'une femme dénudée, bref, tous ces effets de mise en scène qui tendent à rendre le corps d'une femme désirable. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ces codes cinématographiques ne sont pas innés. Ils correspondent à une triangulation entre le spectateur, la caméra et le héros. Tous regardent vers la même direction, c'est-à-dire vers un personnage féminin, objectifié pour que l'on ressente du désir.
Or le désir peut s'exprimer autrement qu'à travers l'objectification des corps féminins ! Mais cela nécessite de libérer une nouvelle grammaire cinématographique. C'est cela qu'incarne le female gaze : un geste artistique conscient et politisé, qui interroge le patriarcat, par des choix de récit et de mise en scène, remettant ainsi en cause un rapport de pouvoir asymétrique banalisé par le male gaze (comme dans tous ces films, où, par exemple, les actrices sont toujours plus jeunes que leurs partenaires).
C'est pour cela que les films qui génèrent du female gaze, bien souvent, réfléchissent à la notion d'égalité, car le plaisir y circule en miroir. Bien sûr, tout cela peut être difficile à détecter. Mais une fois que l'on en a conscience, ça saute aux yeux.
I.B. : Oui. On pourrait croire que le male gaze est originel au cinéma, mais pas du tout. Il y a des femmes cinéastes majeures qui ont su imposer leurs règles depuis les prémices de l'industrie. Le female gaze nous renvoie ainsi aux films d'Alice Guy, la première réalisatrice de l'histoire du cinéma [elle tourne son premier film en 1896, ndrl]. C'est elle qui a inventé la narration cinématographique, a compris qu'on pouvait utiliser la caméra pour raconter des histoires. C'est la base de toute l'industrie et de l'entertainement que l'on connaît aujourd'hui. Elle nous a amené le storytelling, les histoires filmées. C'est elle qui a saisi tout ce langage et a su comment l'employer.
Il faudrait dès lors se demander : pourquoi ses films ne sont-ils pas plus connus et étudiés dans les écoles, considérés comme une partie de notre patrimoine culturel, comme le sont les films des frères Lumière ? C'est parce qu'il suscite ce genre d'interrogations que le female gaze nous fait prendre conscience de notre héritage, et à travers de lui de la manière dont le cinéma nous a toujours appris à désirer, pour ne citer que ces problématiques-là.
En écrivant ce livre, j'avais envie de remettre en lumière tous ces films oubliés, leur redonner corps et montrer leur puissance, mais aussi confronter ces voix de femmes éparses dans le temps pour démontrer qu'elles dialoguent entre elles. Et qu'elles peuvent constituer ce matrimoine !
I.B. : Oui. Peu d'oeuvres ont réellement eu envie de montrer l'horreur du point de vue de la victime, c'est à dire sans sexualisation, ou sans fascination pour l'acte. Une série télévisée comme Game of Thrones est un cas d'école d'ailleurs. La représentation du viol n'y est jamais conscientisée. Comment des personnes peuvent à ce point ne pas réfléchir à la manière dont sont montrées les violences faites aux femmes, dans une série visionnée par des millions de spectateurs, ne pas réfléchir aux images qu'ils produisent ? Car Game of Thrones, c'est la culture du viol x 1000 ! Et ce n'est pas de la liberté artistique à ce niveau de représentation, non, c'est de la paresse.
Par contre, dans un film aussi polémique que le Irrésistible de Gaspar Noé [où Alex, le personnage incarné par Monica Bellucci, subit un viol, capté l'espace d'un plan-séquence de neuf minutes, ndrl], on ne tranche jamais vraiment. Dans le cinéma de Gaspar Noé, on ressent une gêne dans la façon de capter le viol, insoutenable. Le cinéaste reste à distance. Il filme l'agression comme quelque chose d'horrifiant. Mais dans l'horreur, on observe cependant cette même fascination pour l'acte, propre au male gaze.
I.B. : Le cinéma d'Abdellatif Kechiche assume tellement ce regard masculin que c'en est presque fascinant. Dans le dernier volet de Mektoub, my love, on est carrément dans une forme d'obsession démesurée pour les corps féminins. On sent que ce désir le dévore d'ailleurs. Et pourtant, aucun critique en France ne va évoquer le Kechiche en employant les termes male gaze, alors que le film ne parle que de ça. Dans La Vie d'Adèle également, c'est cette pulsion voyeuriste qui est à l'oeuvre en permanence.
Lors de la scène de sexe entre les personnages, Kechiche filme les corps féminins d'une manière si démesurée qu'il y a presque une notion de dégoût. Nous, spectateurs, subissons toujours ces séquences, interminables, sans consentement, et le cinéaste nous force à regarder. Alors que dans un autre récit de romance lesbienne comme Portrait de la jeune fille en feu, on ne subit jamais l'imaginaire de la cinéaste, non, on le partage avec elle.
I.B. : C'est intéressant de voir les hommes s'emparer de cette question car cela permet de ne pas essentialiser le "female gaze" dans un regard de cinéaste femme. Je pense notamment à un film comme Thelma et Louise de Ridley Scott. Thelma et Louise a été révolutionnaire car il a marqué les Etats-Unis et la culture populaire, tout en démontrant qu'un homme pouvait s'emparer d'un récit féminin. Or, à travers les films male gaze, il peut également y avoir des portraits de femmes, mais l'on reste toujours à distance, et non pas dans le corps de l'héroïne, nous ne partageons pas son expérience. On reste là, à la regarder. Il y a de la fascination pour le féminin, mais une différence constante de valeur entre l'expérience masculine et féminine.
Dans un autre genre, l'on notera que Kathryn Bigelow (Point Break) est la seule femme cinéaste à avoir reçu l'Oscar du Meilleur réalisateur, de toute l'histoire de la cérémonie, pour Démineurs. Et ce n'est pas étonnant : c'est une femme, mais c'est avant tout une grande cinéaste de la masculinité. Comme si, pour qu'une femme gagne un Oscar, il fallait que celle-ci réalise (forcément !) un film sur les hommes. Je pense que ce n'est pas un hasard, et que l'expérience féminine est toujours dévalorisée au moment des cérémonies.
A l'inverse, il y a encore beaucoup de cinéastes femmes qui n'entendent pas forcément ce concept de female gaze. Lors de la promotion de Les Proies, son dernier film (un remake de l'oeuvre éponyme de Don Siegel, avec Clint Eastwood), la cinéaste Sofia Coppola a par exemple dit qu'elle ne connaissait pas les concepts de male et female gaze ! Comme Greta Gerwig (Les filles du Dr March), j'ai l'impression que ce sont des cinéastes qui ne sont pas assez politisées. Et que leurs oeuvres gagneraient à être plus radicales !
I.B. : C'est de la folie I Love Dick, c'est la meilleure série au monde, un manifeste du female gaze ! Cela nous raconte l'histoire de Chris, une femme de quarante ans qui suit son mari dans une petite ville au Texas. Là-bas, elle rencontre un homme qui va réveiller son désir sexuel. Au fil des épisodes, la mise en scène ne cessera de proposer une suite d'innovations interrogeant ce qu'est réellement l'expérience féminine. L'héroïne se retrouve notamment confrontée, sous la forme de flashes, à des images issues des films de Sally Potter, de Chantal Akerman, de Jane Campion (La leçon de piano). Des images qui interrogent le patriarcat. Par ce genre d'idées visuelles, I Love Dick évoque tout un héritage caché et instaure une filiation entre les oeuvres de toutes ces cinéastes qui, leur entière carrière durant, ont mis le féminin en avant.
I.B. : En France, nous sommes enfermés dans un héritage très très fort du cinéma d'auteur de la Nouvelle Vague. Cela amène bien sûr des oeuvres intéressantes, mais aussi beaucoup de films très datés. Tant est si bien qu'une oeuvre réellement contemporaine serait celle qui, se détachant de l'influence de la Nouvelle Vague, tendrait vers quelque chose de plus expérimental – comme le cinéma surréaliste de Luis Bunuel par exemple. Je suis persuadée que d'autres héritages peuvent se mettre en place.
Le problème, c'est que très peu de réalisateurs français bousculent cette domination patriarcale. C'est comme si l'expérience féminine était méprisée chez nous. Par exemple, quand Michel Hazanavicius réalise Le Redoutable, un film sur Jean-Luc Godard inspiré par Un an après, le livre autobiographique d'Anne Wiazemsky [qui fut la compagne du cinéaste, ndrl], il décide de se focaliser exclusivement sur l'expérience de Godard, et de ne pas raconter l'histoire du point de vue d'Anne Wiazemsky. Je ne comprends pas. C'est comme si en France, l'on avait sans cesse besoin de tout dépolitiser.
De la même manière, peu de cinéastes français prennent le parole concernant des questions comme l'égalité des sexes ou les agressions dans le milieu du cinéma. Même constat du côté de la critique culturelle française. On s'intéresse jamais suffisamment au genre quand on parle du cinéma. Or, avec un livre comme Le regard féminin, j'ai justement envie de revaloriser le corps au sens physique du terme, mais aussi au sens social. Tout en rappelant que le female gaze n'est pas l'opposé du "masculin". Non, c'est un déplacement, c'est un mouvement qui déconstruit des catégories. C'est pour cela qu'à mes yeux, le vrai cinéma contemporain est un cinéma queer, c'est-à-dire un art qui bouscule les identités, une sorte de questionnement perpétuel.
La future cérémonie des Césars est effectivement quelque chose de très emblématique. D'un côté, on trouve la vieille garde, avec Roman Polanski et les douze nominations dont bénéficie son film J'accuse, de l'autre le renouveau, avec une cinéaste comme Céline Sciamma et une actrice comme Adèle Haenel. L'ancien monde versus le nouveau monde ! Or, on observe dans la réception critique d'aujourd'hui un manque de positionnement, si ce n'est une profonde lâcheté, à ne pas vouloir s'emparer du problème Polanski, à ne chercher à comprendre ce que cela raconte de notre société, de notre système de financement, et plus encore d'un pays qui célèbre la culture du viol. C'est comme si ce système, avec ces nominations, nous exigeait de nous taire. Alors, il va falloir crier plus fort !
Le regard féminin, une révolution à l'écran, par Iris Brey
Editions de l'Olivier, 250 p.