Un manoir digne du Playboy Mansion. Des décors rococos. Des tigres. Des anacondas. Des couleurs criardes. Des motifs léopards. Du twerk atomique qui tue. On pourrait analyser à l'envi le clip foisonnant de WAP, la dernière collaboration - explosive - entre les chanteuses Cardi B et Megan Thee Stallion. L'univers des deux artistes s'y retrouve condensé en quatre minutes punchy et volontairement provocs. La chanson, elle, n'en est pas moins explicite : il y est notamment question de prostituées ("There's some whores in this house"), de "chatte mouillée" ("This pussy is wet, come take a dive") et de plaisir féminin ("Make it cream, make me scream").
Le tout entremêlé de métaphores plus ou moins fines type : "I want you to park that big Mack truck right in this little garage" ("Je veux que tu gares ce gros camion directement dans ce petit garage"). On s'en doute, malgré la popularité des deux stars du rap (nous ne sommes pas là en terrain inconnu) ou l'existence de bien plus gros problèmes dans le monde, ce clip spectaculaire déjà visionné plus de 130 millions de fois en un peu plus d'une semaine a hérissé bien des poils. Et notamment des poils de conservateurs.
Exemples ? Le candidat républicain James P Bradley, pour qui Cardi B et Megan Thee Stallion sont "le résultat de ce qui se passe lorsque les enfants sont élevés sans Dieu et sans figure paternelle forte". L'ex-candidate républicaine Anna Lorraine dénonce quant à elle une chanson "dépravée" et "dégoûtante" qui "fait reculer le genre féminin de 100 ans en arrière". Rien que ça. Comme un écho aux scandales provoqués en leur temps par les clips tout aussi emblématiques de "Wrecking Ball" de Miley Cyrus ou d'"Anaconda" de Nicki Minaj.
Triste, mais prévisible polémique. Si bien qu'aujourd'hui, nombreuses sont les voix féminines à défendre les performances de Cardi B et Megan Thee Stallion. Des performances musicales, physiques... Féministes ?
C'est en tout cas que suggère le journal Metro, qui s'étonne que la principale source de préoccupations du moment concerne "deux femmes adultes consentantes avouant leur excitation". Pourquoi, en 2020, certains semblent-ils si choqués de voir une femme rapper sur sa libido ? Il faut dire qu'ici, des rappeuses, il y en a deux - coup dur pour les âmes sensibles. Et que, conscientes des réactions qu'elles pourraient susciter, elles exacerbent jusqu'au gag leur discours d'émancipation, des images employées, exagérées à souhait ("Ramène un seau et une serpillière pour essuyer cette chatte mouillée") aux tenues plus que suggestives mises en scène.
Cet univers d'hyperboles et de punchlines virulentes, on le connaît depuis des décennies : c'est celui du rap, un monde essentiellement masculin. Sauf qu'ici, il est envahi par deux artistes féminines qui ne craignent aucun choix visuel trop agressif, aucune accroche trop frontale. Au contraire, c'est avec des poses dignes de super-héroïnes badass que les superstars décochent leurs sentences obscènes. Gratuitement ? Pas vraiment.
Car les personnages que dépeignent Cardi B. et Megan Thee Stallion débordent de puissance physique, sexuelle, verbale. Il suffit de les écouter pour s'en rendre compte : "Je peux te faire jouir avant même de te voir", "À genoux, je lui donne quelque chose à vénérer", "Dans la chaîne alimentaire, je suis celle qui te bouffe", "Je vais lui rouler dessus", "Quand je le chevauche, j'épelle mon prénom"... La messe est dite.
Dans cet univers super-libidineux qu'elles décrivent, les femmes ne font pas simplement office de fantasmes nourris au male gaze : elles dominent, aussi bien le cadre que leurs potentiels partenaires. C'est peut-être cela qui déstabilisera les regards prudes. Les réactions les plus réacs nous rappellent en ce sens que la société semble "détester les femmes sexuellement libérées, et en particulier quand elles sont noires", s'attriste Métro.
Une détestation qui prend volontiers la forme d'un "slut-shaming" - une suite d'insultes visant l'attitude, les tenues et la sexualité des femmes. Un phénomène que le duo renverse d'emblée avec cette rengaine : "Whores in this house / There's some whores in this house" ("Salopes dans la place / Il y a des salopes dans la place"). Une façon de jouer avec les codes d'une scène artistique où persiste l'imparable cliché de la "bitch". Éternelle figurante des clips, la "chienne" aux poses lascives devient une vedette à part entière, indépendante et impériale, véritable maîtresse en sa maison - ou plutôt, en son manoir. Manoir d'où les hommes sont absents...
Et donc, si le clip choque, note Métro, c'est bien là la démonstration que "les femmes sont autorisées à être des objets sexuels quand les hommes le veulent, mais pas quand elles veulent l'être elles-mêmes". Même son de cloche du côté du blog féministe The Mary Sue, qui, lui, va plus loin. Ce qu'illustre WAP, c'est la "complexité politique" d'une industrie "où le sexe est ce qui se vend". Un constant d'autant plus épineux au sein d'un système où les femmes noires sont déjà largement (hyper) sexualisées. "En tant que femmes noires, la sexualité nous est imposée et nous n'avons que deux options : s'appuyer dessus ou fuir", assure en ce sens le blog.
Or, tout en illustrant (à l'excès) cette imagerie populaire, les deux rappeuses se réapproprient cette sexualité qu'on leur impose - et surtout, le plaisir qui va avec. Avec toute l'ambivalence que cela sous-entend bien sûr. En grossissant les traits et en allant plus loin que le simple registre grivois, Cardi B. et Megan Thee Stallion s'amusent de cette ambiguïté. C'est ce qui fait en partie toute la richesse de ce clip plus que bling-bling.
"Cela fait du bien d'entendre deux femmes noires parler de ce qu'elles désirent sexuellement parlant", poursuit encore The Mary Sue, qui voit là une réponse directe au "slut-shaming" et aux oppressions diverses que subissent celles qui ne bénéficient pas du privilège blanc.
Autre motif féministe ? La relation entre Cardi B et Megan Thee Stallion. Dans ce clip, elles taclent et dansent d'égale à d'égale, redoublant d'énergie et de chorégraphies. Une union sororale qui délaisse au passage toute notion de rivalité féminine et nous démontre qu'aujourd'hui "les femmes qui font du rap sont sans aucun doute plus fortes ensemble". Surtout quand, à l'instar des deux chanteuses, elles doivent essuyer des commentaires aussi bien sexistes et réacs que purement racistes.
Cette sororité, Cardi B et Megan Thee Stallion en font le coeur de leur collaboration. Suite au succès planétaire de leur chanson ultra-streamée, les stars ont mis en place un concours supervisé par le service de paiement mobile Cash App. L'idée ? Sélectionner - sur des millions de participantes - 2 000 gagnantes qui recevront chacune 500 dollars. Pour les interprètes, c'est une manière de récompenser non seulement leurs fidèles auditrices mais aussi et avant tout "les femmes puissantes", aussi libres que les personnages qu'elles incarnent.
Libres, et excessives, aussi - la somme totale mise en jeu étant d'un million de dollars, excusez du peu. On ne peut pas dire qu'avec ses dorures, ses longs couloirs et sa piscine, le manoir de WAP n'avait pas prédit cette opulence. De quoi faire rager d'autant plus les esprits chagrins.