"Certains propos qui suivent risquent de heurter la sensibilité blanche de certains auditeurs". C'est avec une douce ironie que Fionna, Estelle et Katia, les instigatrices de Sans blanc de rien, accueillent leur audience. D'un épisode à l'autre, ce podcast documentaire aussi bien sociologique et politique que culturel déconstruit le privilège blanc et les stéréotypes raciaux qui envahissent notre société. Une écoute nécessaire pour bousculer bien des biais de perception et autres conforts de pensée.
Voix expertes, définitions détaillées, bribes de conversations quotidiennes reconstituées et exemples super concrets ponctuent cette étude des classes dominantes, du racisme ordinaire et des expériences de vie plurielles. A l'heure où les protestations à la mémoire de George Floyd et Adama Traoré résonnent au gré des rues états-uniennes et françaises, Sans Blanc De Rien s'avère idéal pour éveiller les consciences.
Une "éducation introspective et sociale" riche en leçons. La preuve par six.
"Ne pas voir ma couleur c'est me priver de mon vécu". La grande force de Sans blanc de rien, c'est la manière avec laquelle ses créatrices passent en revue les situations les plus courantes du quotidien. Réflexions, remarques et autres abus de langage familiers en disent long sur la prégnance du racisme dans nos sociétés. Et comment le devine-t-on ? Par cette propension des blancs à dire "black" et pas "noir", déjà.
Car employer l'anglicisme "black", comme si l'on souhaitait atténuer par le décalage linguistique l'impact d'un mot qui n'a pourtant rien d'insultant, c'est ignorer les réalités sociales vécues par les personnes noires et nier l'identité d'autrui. Quand les francophones disent "black", ils invisibilisent des expériences complètement différentes de la leur. C'est comme si "les blancs passaient leur temps à ne pas voir les couleurs", nous dit-on.
Rien de "tendance" ou d'anodin donc. D'autant plus que l'usage du mot "white" s'avère bien moins banalisé... Bref, quand l'on souhaite retirer ses oeillères, corriger son langage est déjà un bon début.
"On ne peut pas interroger les discriminations raciales en excluant les personnes blanches, c'est à dire la référence implicite à partir de laquelle l'on jauge tous les autres groupes". S'attarder sur les classes dominantes suffit à déconstruire tout un système d'oppressions, nous affirme Sans blanc de rien : pour dire la réalité des personnes opprimées, il faut avant tout dire celle des privilégiées. Petit bémol cependant, il est bien souvent compliqué pour ces dernières de s'y attarder, car pourquoi remettre en question un système dont l'on profite ?
C'est d'ailleurs ce qu'explique l'une des interlocutrices érudites du documentaire, Rokhaya Diallo, en expliquant la notion de "blanchité". "La blanchité, c'est le déplacement du curseur à travers lequel on observe le racisme habituellement. La question raciale se focalise généralement sur les minorités, et donc la question blanche n'est jamais évoquée. Or le racisme est un système d'oppression. Et s'il y a des oppressions, il y a des personnes qui en tirent des avantages, consciemment ou inconsciemment", détaille la journaliste féministe et antiracisme.
Entendre la blanchité, c'est considérer les individus blancs "en tant que construction sociale", à travers "un système plus vaste auquel nous participons tous", dixit Robin Diangelo, l'autrice de White Fragility: Why It's So Hard for White People to Talk About Racism (La Fragilité blanche- Pourquoi il est si difficile pour les personnes blanches de parler de racisme). Et donc, petit à petit, prendre enfin conscience du racisme structurel.
Systémique, structurel... Le racisme n'est pas l'affaire d'un individu. Discriminations, préjugés et violences raciales ne sont pas des récits d'exception, de bavures ou de faits divers : ils participent à tout un système d'exclusions, une permanence qui concerne aussi bien le milieu professionnel que l'école. La moindre structure sociale est concernée, et c'est pour cela que l'on parle de "racisme structurel". Une définition illustrée - par exemple - par les remarques et abus divers que subissent celles et ceux qui osent arborer des cheveux crépus.
"Si j'entends encore une personne blanche dire 'All Lives Matter' une fois de plus, je vais perdre la raison. Voulez-vous bien la fermer ? Personne ne dit que votre vie n'a pas d'importance. Personne ne dit que votre vie n'est pas difficile. Personne ne dit 'littéralement' rien sur vous ...mais tout ce que vous faites, c'est trouver un moyen de tout ramener à vous. Or ce n'est pas à propos de vous !". La chanteuse Billie Eilish apprécie peu le mot-clé "Toutes les vies comptent", répartie pernicieuse (et blanche) à Black Lives Matter. Et elle n'est pas la seule.
Alors que ce hashtag est encore employé par bien des internautes, Sans blanc de rien remet les pendules à l'heure en taclant ces formulations faussement candides. "Moi, je ne vois pas les couleurs", "il n'y a pas différence entre les gens", "toutes les vies importent"... Autant de pensées recyclées ad nauseam qu'il serait bon d'envoyer valdinguer - surtout si l'on désire être allié·e - tant elles ne font que maintenir tout un système d'oppression.
"Ne pas voir la couleur c'est ne pas vouloir admettre qu'on la voit", souligne à juste titre Sans blanc de rien. Un aveuglement qui définit en partie ce qu'est le privilège blanc : la liberté d'ignorer ledit privilège. Et celui-ci prend bien des formes, comme l'assure l'autrice et conférencière Luvvie Ajayi : "L'aspect le plus flagrant du privilège des blancs est que lorsque quelqu'un est décrit de manière neutre - sans indiquer de couleur ou d'appartenance ethnique - le plus souvent, les gens supposent que la personne est blanche. Cette hypothèse indique une vérité inconfortable: dans notre société, la blancheur détermine l'humanité".
"La véritable solidarité politique, c'est apprendre à lutter contre des oppressions qu'on ne subit pas soi-même", décoche la grande autrice et militante afro-américaine bell hooks (sans lettres capitales). Et c'est cette solidarité, développe le dernier épisode du podcast, passe - entre autres choses - par un refus de l'humour oppressif, ces vannes pleines de préjugés qui se partagent avec plus ou moins de malveillance.
Blagues de beauf décochées avec un second degré approximatif ? Peut-être, mais surtout, moyens pernicieux de faire perdurer dans notre culture un racisme trop ordinaire. Or, se détacher de cet humour facile peut faire partie du processus de déconstruction des personnes blanches. Car se déconstruire, prévient la narratrice, c'est "désapprendre ce que j'ai appris", suivant un processus aux multiples étapes : le déni d'abord, puis la culpabilité, la honte, et enfin la reconnaissance et la réparation. Plus adéquat qu'un humour tout pété.
Bref, plutôt qu'un rire complice et passif, préférez un ingénieux - et révolutionnaire - mème féministe.
"La 'fragilité blanche' est l'incapacité des personnes blanches à comprendre qu'elles peuvent avoir des comportements racistes, qu'elles en auront peut-être toute leur vie". Dès qu'un débat médiatique, une manifestation populaire ou une simple conversation du quotidien introduit la question raciale, la réaction des personnes blanches est bien souvent identique : relativiser à l'extrême et prendre la mouche immédiatement.
La militante féministe Alexandra Pierre délivre une autre définition de cette fragilité : "c'est un état émotionnel intense dans lequel se trouvent les personnes blanches lorsqu'une personne racisée critique certains de leurs comportements jugés racistes. Cet état est caractérisé par des réactions vives, défensives, voire violentes".
Cette arrogance systématique en dit long sur certains réflexes : lorsqu'on leur fait remarquer que leurs propos sont problématiques, les blancs se sentent comme humiliés et nient en bloc. C'est alors la personne noire qui passe pour "la mauvaise personne, forcément agressive". Une inversion de la culpabilité en somme, idéale pour ne surtout pas parler de racisme, ce tabou. Un phénomène qui a encore de beaux jours devant lui, hélas.