Aujourd'hui encore, les cheveux crépus peuvent susciter les préjugés les plus méprisants. On les dit "sales" et négligés, tout sauf "professionnels". Mais sur Instagram, la résistance se fait entendre. De nombreux comptes aux milliers de followers offrent enfin à ces tifs maltraités la visibilité qu'ils méritent. Et au fil des réhabilitations numériques, on croise aussi bien des citations inspirantes que des astuces beauté emplies de bienveillance.
Et parmi ces comptes, entre les publications lifestyle de Maëlle (la créatrice de Holy Kurls), les posts militants de Delphine (Nos cheveux extraordinaires) ou encore le travail salutaire de Hrach is beautiful, on trouve celui, tout simplement historique, de l'essentielle Fatou N'diaye. Depuis 2007, cette femme engagée tient le blog Black Beauty Bag. Elle y défend à grands coups d'astuces et de tutos la beauté et la culture des personnes noires et métisses, tout en épinglant les discriminations qu'elles subissent au quotidien.
Black Beauty Bag est né d'une envie, écrit-elle : "Créer quelque chose d'intimiste qui me ressemble mais qui parlerait aussi à un grand nombre de femmes, et partager avec elles ma vision de c'est qu'est la BEAUTÉ NOIRE dans toute sa diversité et sa richesse". Et c'est cette ambition que l'on retrouve sur le compte Instagram du même nom, une extension 2.0. de cette "vision" intensément militante. Sa créatrice nous en dit plus.
Fatou : J'ai lancé le blog Black Beauty Bag en 2007 et je me suis lancée sur Instagram en 2012. A l'époque, cette plateforme était encore toute neuve, et le principe de ce compte était juste de partager des photos, comme sur Tumblr par exemple. Tout est parti de là. Il faut savoir que bien avant Instagram, des blogueuses et militantes prenaient déjà position pour la représentation des cheveux crépus. Le "travail" avait déjà été fait, au gré des forums, des blogs, des webzines... Nous avons simplement poursuivi ce que nous avions commencé.
F : Oui, pour moi, c'est du militantisme. Car il s'agit de défendre le droit à exister sur la place publique tel que l'on est. En tant que blogueuse, je défends l'inclusion, la diversité, le droit à normaliser un cheveu crépu comme tout autre type de cheveu. On défend son corps, donc on milite pour sa visibilité ! Aujourd'hui encore, je discute souvent du sujet avec des blogueuses et nous nous disons que ce cheveu, il faut continuer à le défendre : c'est toujours touchy.
F : Je reçois encore beaucoup de témoignages de femmes et d'hommes qui font l'objet de préjugés assez violents. Tous me parlent de cheveux, du racisme, de colorisme [une forme de racisme que subissent, par exemple, les femmes à la peau plus sombre que celle des femmes métissées, ndrl]. Celles et ceux qui m'écrivent subissent des discriminations à leur travail ou dans leur famille. Bien souvent, les brimades au sujet de la couleur de peau ou de la tessiture des cheveux se diffusent au sein même du foyer. C'est là que bien des complexes naissent...
C'est important d'échanger, car j'ai la chance de faire un métier qui me permet de m'exprimer librement. Mais tout le monde ne l'a pas malheureusement. Et à travers Black Beauty Bag, j'aime, par-delà la dimension lifestyle, traiter de ce genre de sujets de société. En évoquant par exemple toutes les polémiques ayant trait au racisme.
Récemment encore, H&M a suscité de vives réactions en mettant en avant, lors d'une campagne, une petite fille noire aux cheveux crépus. De nombreux internautes la considérait comme "mal coiffée". En vérité, cette enfant portait un type de cheveu crépu qui est encore perçu comme étant "moche", et ce même dans la communauté afro. Car oui, il y a plusieurs sortes de cheveux crépus, et certains sont bien moins acceptés que d'autres.
F : Je crois que cette évolution est bien réelle, oui. J'ai arrêté de me défriser les cheveux en 2006. Et de 2004 à 2012, j'ai observé une effervescence certaine de ce mouvement en faveur des cheveux crépus, une émulation qui s'est entre autres choses exprimée par une chute des ventes des produits de défrisage partout dans le monde.
Mais j'ai aussi l'impression que les discours en faveur de la diversité se sont aseptisés. Un type de cheveu crépu "acceptable" est volontiers arboré par des filles claires de peau ou métissées. Ce cheveu crépu considéré comme "beau" est le cheveu frisé, ondulé. Mais s'il est très crépu, il n'est pas accepté de la même façon. Il y a toujours une forme de "colorisme", à savoir une hiérarchisation des cheveux crépus qui va de pair avec la représentation des femmes noires et la perception de leur peau : les femmes métissées sont bien davantage mises en avant.
Par exemple le cheveu crépu de la mannequin Tina Kunakey sera considéré comme acceptable, car il est volumineux, bouclé et ondulé, mais pas celui de l'actrice Lupita Nyong'o (Us, Black Panther). Mon cheveu à la limite sera considéré comme "beau" car il est long, mais s'il était court, ce ne serait pas pareil...
De plus, contrairement aux blogueuses d'hier, je pense que les influenceuses d'aujourd'hui mettent davantage en avant les perruques, le cheveu lisse, un look à l'américaine, à la Kim Kardashian parfois. D'où cet aspect "aseptisé" que j'évoquais. Si les choses changent, je constate néanmoins que les débats sur le cheveu crépu n'en finissent pas sur les réseaux sociaux. Et peut être qu'ils n'en finiront jamais !
En partie car, quand on est une femme et que l'on milite, on est toujours considérée comme "extrême", "en colère". Comme si défendre quelque chose nous rendait énervée ou aigrie ! Bien sûr, il y a des figures comme celle de Lizzo : une véritable star qui incarne avec fierté cette beauté et porte sur elle des valeurs body positive. Mais, en contrepartie, elle est la cible d'une vague de "body shaming" extrêmement violent...
F : On a pu observer ces dernières années une multiplication des polémiques dans le monde de la mode, en relation avec l'appropriation culturelle du cheveu crépu. La marque Comme des garçons a par exemple organisé un défilé avec des perruques de fausses tresses ! Et c'est un phénomène que je dénonce depuis trop longtemps.
Car il faut savoir que l'esthétisme et la beauté des corps noirs ont très longtemps été chosifiés. A travers l'Histoire bien sûr, avec l'esclavagisme, la colonisation. Ces corps et ces identités n'ont eu de cesse d'être violentés. Nos parents, immigrés devenus français, ont par exemple vécu le phénomène de "l'assimilation" : il fallait à tout prix adopter les codes des "dominants" pour pouvoir être "intégrés" la société.
Or être assimilé, cela signifie oublier ses spécificités. Votre langue, vos traditions, votre coiffure. En bref, tout ce qui rappelle votre culture. Mais cette culture est désormais réappropriée. Pour être belle en tant que femme noire, il a longtemps fallu adopter les codes de beauté blancs, européens : avoir les cheveux lisses par exemple. Or aujourd'hui, des femmes blanches peuvent adopter des codes d'autres cultures et tout d'un coup, cela devient acceptable aux yeux de la société, "joli", normalisé.
F : Je recommande le compte Instagram de la Natural Hair Academy, créé en 2012, l'un des plus grands rendez-vous organisés autour du cheveu crépu. Mais aussi Boucles d'Ebene, qui est un salon de coiffure en région parisienne, avec des coiffeurs spécialement formés pour coiffer et traiter le cheveu crépu.