Partout sur Instagram, les hommages à George Floyd, tué par un policier à Minneapolis, et les prises de parole anti-racistes abondent. Beaucoup veulent témoigner leur respect, admettre leurs erreurs et le chemin qu'il leur - nous - reste à parcourir pour démonter ce racisme enraciné. D'autres, saisissent l'occasion pour apporter un soutien peu déconstruit sans vraiment comprendre le fond du problème. Comme Carine Roitfeld.
L'ancienne rédactrice en chef de Vogue Paris a publié une photo d'elle prenant dans les bras la mannequin américaine originaire du Sud Soudan, Anok Yai. En légende "Miss you", "Tu me manques". Et puis plus loin, dans les commentaires : "Anok n'est pas une femme noire, c'est mon amie, elle me manque".
Oui, "Anok n'est pas une femme noire". Si par ces mots, on imagine que l'éditrice a voulu prôner que les humains sont "tous égaux qu'importe leur couleur de peau", la tentative est retombée comme un soufflé. Dans les commentaires, plusieurs internautes ont d'ailleurs vivement critiqué ses propos : "[Anok] est une femme noire, sans aucun doute, et le fait que vous pensiez devoir effacer sa race pour faire valoir ce point fait partie du problème." Une autre ajoute : "Avant le meurtre de George Floyd, vous n'aviez jamais affiché une femme noire. Ne vous servez pas de sa peau pour vous rassurer sur le racisme quotidien auquel vous participez. C'est profondément offensant." Et totalement contre-productif.
Lorsqu'on écoute les paroles des premier·e·s concerné·e·s, cet aveuglement sous couvert d'universalisme caractéristique de nombreux Blanc·he·s revient simplement à perpétrer un autre fléau : le "colorblindness". Le fait de clamer ne pas "voir" les couleurs des personnes qui nous entourent, par amour universel de tous les êtres humains. Ou plutôt de ne pas accepter les différences historiques, sociales et raciales qu'implique la couleur de peau de chaque individu·e.
Cité par le compte Instagram Décolonisons-nous, l'écrivain James Baldwin explique : "Humainement, personnellement, la couleur n'existe pas. Politiquement, elle existe. Mais c'est là une distinction si subtile que l'Ouest n'a pas été capable de la faire".
La Dr Monnica T. Williams, psychologue afro-américaine, indique de son côté que ce courant "crée une société qui nie les expériences raciales négatives [des personnes de couleur], rejette leur héritage culturel et invalide leurs perspectives uniques". Pourtant, il est justement nécessaire de prendre en compte cette différence pour adresser les marginalisations et les discriminations dont sont victimes les personnes racisées.
Devant les remarques légitimes de sa communauté, Carine Roitfeld a rapidement supprimé sa publication, et publié un mot d'excuses : "Je tiens à m'excuser sincèrement pour mes commentaires précédents qui ont été publiés sur les réseaux sociaux. Mon intention était d'exprimer mon amour et mon soutien à ma chère amie, Anok Yai - et non d'avoir l'air sourde face à ce qu'il se passait. Je me rends compte que j'ai causé encore plus de douleur et de mal à la communauté que je cherchais à soutenir. J'apprends de cette expérience et continuerai à utiliser ma plateforme et ma voix pour créer des opportunités de changement".
Elle poursuit "Je jure de continuer à concentrer mes efforts et à résister à ces injustices pour soutenir et créer davantage d'opportunités qui amplifient la communauté noire et leurs voix dans la lutte contre le racisme systémique."
Seulement quand on sait que dans la mode, le diversity-washing (le fait de prôner la diversité en façade, sans réellement changer l'industrie) et l'appropriation culturelle (les dreadlocks des mannequins chez Marc Jacobs dans sa collection printemps-été 2017 ou encore les turbans inspirés de la culture Sikh chez Gucci à l'automne 2018, épingle Modintextile) sont légion, on se dit que la promesse de changement semble utopiste - et surtout peu concrète.
De son côté, la mannequin Anok Yai n'a pas répondu au message, mais a raconté les violences policières et le racisme systémique dont a été victime son frère par le passé. Quelques jours avant le post de Carine Roitfeld, elle décrivait son expérience sur Twitter, dans un long témoignage qui relatait la façon dont ce dernier, blessé par balle, a été mal soigné par le personnel de l'hôpital de la ville de Manchester, dans le New Hampshire, puis par la prison.
Elle confie comment il a été caché à sa famille, privé de médicament et de nourriture, et poussé vers la détention plusieurs semaines avant d'être remis entièrement. "Chaque fois qu'il se plaignait de la douleur, vous pensiez toujours qu'il l'inventait", se rappelle-t-elle, s'adressant directement aux deux établissements. "Je n'oublierai jamais le jour où il m'a appelé pour me dire : 'Anok, je viens de faire pipi et des fragments de balle sont sortis. Ils ne veulent pas m'emmener à l'hôpital. J'ai besoin d'aide'".
Cette expérience, plusieurs internautes ont déploré que Carine Roitfeld n'ait pas participé à la relayer auprès de ses 1,7 millions d'abonné·e·s, au lieu de se contenter d'un texte peut-être sincère, mais qui témoigne encore une fois d'un engagement plus passif qu'actif.