Qu'on "s'en batte", qu'on les garde "bien accrochées" ou qu'on les pose sur la table, les "couilles" sont dans l'inconscient collectif les instruments des machos aux obsessions phalliques (grosses bagnoles et bouteilles de bière), des "gros durs" qui en ont "dans le froc" et autres "mâles alphas" aux inestimables délicatesses. Mais à quoi bon les réduire à cela ?
Cela fait deux ans que le podcast féministe Les couilles sur la table nous incite à aller plus loin. Éclot des mouvements de libération de la parole engendrés par la révolution #MeToo, l'émission de Victoire Tuaillon interroge autant le partage des tâches domestique que la persistance du harcèlement de rue, l'omniprésence de la "culture du viol" et ce que le sport raconte de la virilité.
Aujourd'hui, Les couilles sur la table est également un livre, où s'entrecroisent les réflexions majeures énoncées depuis l'année 2017 au micro de la journaliste, entre définitions, débats, études et entrevues. Edité par Binge Audio, cet opus aussi limpide que stimulant s'attaque par mots-clés et thématiques précises aux coeurs et aux corps des hommes. Comme si la féminité ne pouvait se comprendre sans la masculinité. Mais pour cela, il faut d'abord saisir tout ce qui, trop enraciné, apparaît comme une évidence. Le privilège de genre, l'humour sexiste, les mécanismes dits de "cour de récré" et autres violences plus ou moins banalisées. Un travail de titan.
Aux prémisses de cette immersion vertigineuse, ce rappel riche de sens : "éthymologiquement, testicule" vient de "testis", en latin "les témoins" : ces organes sont donc les témoins de la virilité". Il faut donc leur tendre l'oreille. Au fil de la lecture, on constate que ce qu'elles inspirent indigne et captive en un même mouvement. La preuve avec ces six punchlines puissantes traversant de part et d'autre ce livre essentiel.
Poser les "couilles sur la table", c'est intégrer les hommes aux débats féministes. Et se dire que l'égalité des sexes ne peut se penser sans leur vaste introspection. A l'audio comme à l'écrit, la création de Victoire Tuaillon n'a eu de cesse de nous le clamer. La journaliste persiste et signe : "Le féminisme n'est pas une guerre contre les hommes mais une lutte contre ces structures qui permettent à la domination masculine de perdurer". Nuance.
D'où l'importance d'étendre sur le grill privilèges et mythologies du mâle (car la virilité est un mythe, dixit la philosophe Olivia Gazalé), discriminations diverses et formes d'exploitation (capitaliste, sexuelle, économique), en conjuguant voix féminines et masculines, d'expert·e·s comme d'anonymes. En ouvrant le dialogue, l'autrice démontre à quel point les injonctions à la virilité peuvent être des fardeaux pour les hommes. Et n'hésite pas à citer les mots éclairants de Virginie Despentes : "La virilité traditionnelle est une entreprise aussi mutilatrice que l'assignation à la féminité".
Suivant cette logique, le vieux monde, fait d'hommes stéréotypés refusant les larmes, partagés entre attitudes toxiques, ignorance (de la "charge mentale" entre autres choses) et sempiternels concours de bites, peut très bien se balayer à deux. On attend quoi au juste ?
Quand on arrive en ville, tout le monde change de trottoir. Sauf les mecs, peut-être. Car la ville est virile. Son architecture d'abord, pensé par et pour les hommes. Ses bars ensuite, où abondent blablas sonores testostéronés et dragueurs relous. Dans cette ville de nuit, l'odeur d'urine qui envahit les ruelles en sortie de resto laisse la place au redouté "dernier métro" où s'exacerbe le sentiment d'insécurité. On pourrait encore évoquer les noms des rues, majoritairement masculins, qui "rappellent constamment aux femmes qu'elles n'ont pas de modèles auxquels s'identifier".
C'est comme si la ville était la "place to be" des masculinités. Cette "géographie de genre" est l'une des grandes réflexions de Victoire Tuaillon, qui l'écrit : "Grandir comme un homme en ville, c'est bénéficier d'un ensemble de privilèges dont vous êtes inconscients. Le monde extérieur est fait pour vous". La ville égalitaire serait-elle une utopie digne d'un roman de SF ?
C'est le titre d'un passionnant essai de la philosophe Manon Garcia, et ce qu'il raconte n'est pas forcément simple à avaler. Ou à accepter. Si la chercheuse, précise Victoire Tuaillon, "dégage une assurance impressionnante", sa réflexion est loin d'être l'évidence-même. Complexe, elle nous incite à repenser la notion de soumission féminine. "La soumission est absolument répandue. Dans les faits, beaucoup de femmes sont soumises par certains aspects et libres par d'autres. La taille 26, instagrammer son repas, le régime pour rentrer dans le maillot, le beach body : tout ça, c'est de la soumission", définit Manon Garcia.
Ce "on le devient" dérange puisqu'il en dit long sur la manière dont masculinité et féminité dialoguent et s'échangent leurs attentes et attitudes réciproques, aussi paradoxales soient-elles. C'est ce qu'expliquent les deux autrices en prenant l'exemple du fantasme très "porn-friendly" du "mec fort" au lit - plus penché sur la levrette que sur le clitoris. Une idée toujours aussi populaire malgré sa ringardise.
"En fait, je pense que les femmes sont éduquées à penser comme des proies, et elles sont très déstabilisées quand on ne les traite pas comme telles", suppose la philosophe. La "soumission" à certaines idées éclot parfois de représentations et de fantasmes qui nous collent à la semelle comme un vieux chewing-gum.
L'expression "culture de l'entreprise" est depuis toujours le leurre idéal pour masquer des rapports de force pernicieux qui perdurent envers et contre tout (autorité ritualisée, bizutages, humiliations diverses). Et à travers elle, c'est la domination masculine qui s'exprime sans entrave. De la prééminence des hommes année après année dans la haute fonction publique au culte du leader (le "vrai chef" qui, s'il était femme, serait une "arriviste" ou une working girl "agressive"), le travail rémunéré reste masculin, déplore la journaliste.
Cela tombe bien, car le travail est justement ce par quoi le degré de masculinité se jauge depuis des lustres. Obsession de la performance, constitution des cercles de mecs (ou "boys club"), rivalités quantifiant le taux de virilité... L'open-space est loin de s'ouvrir à l'évolution des mentalités, même à l'heure de cette "start-up nation" censée nous galvaniser.
Le viol n'est pas un acte ou un rapport sexuel. C'est une violence d'une grande gravité, une agression. Du travail de recherche pointilleux mené par la podcasteuse, on retient cette évocation d'un beau slogan féministe : "Quand tu te prends un coup de pelle, tu n'appelles pas ça du jardinage !". Mais le plus dérangeant, nuance l'autrice, est que "sexualité normale" et "violence" sont malgré tout loin d'être indissociables. Pour nous le souffler, Victoire Tuaillon emploie ce joli jeu de mots : "Ma bite est mon couteau".
Le viol, ce n'est pas du sexe, et pourtant, l'expression du sexe et notre usage de son champ lexical libèrent l'abondant vocabulaire du "guerrier" : défoncer, déglinguer, déboîter, sont autant d'infinitifs qui s'étendent des vidéos pornos à la culture la plus "mainstream" et populaire. On pense à cette logorrhée de José Garcia dans La vérité si je mens 2, énorme succès au box office national : "Je suis un marteau-pilon. Je vais te casser tes petites pattes arrières et te faire bouffer ton polochon". Une certaine idée de l'élégance à la française.
Se pencher sur cette violence revient à passer au crible son "érotisation", suppose avec éloquence l'autrice. Des James Bond au cinéma de Pedro Almodovar en passant par l'éternel schéma de l'héroïne qui repousse les avances du bellâtre avant de se "laisser aller", difficile de passer à côté. La bite est un couteau puisque la pénétration génère un rapport de domination, une contrainte voire une menace. Et c'est Simone de Beauvoir elle-même qui dans Le deuxième sexe achève cette réflexion : "L'acte générateur consistant dans l'occupation d'un être par un autre être impose, d'une part, l'idée d'un conquérant, d'autre part, l'idée d'une chose conquise". CQFD.
Derrière la réflexion, l'action ! L'une des plus importantes questions des Couilles sur la table est certainement celle-ci : que faire pour que les futures générations ne reproduisent pas les erreurs des précédentes ? Mieux éduquer les garçons, pardi, et ce dès le plus jeune âge, pour éviter que les mêmes modèles sexistes se perpétuent. Leur apprendre à respecter les femmes et à mettre des mots sur leurs émotions serait un bon début.
A l'écrivain Rudyard Kipling, qui dans un fameux poème écrivait "Tu seras un homme, mon fils", l'autrice Aurélia Blanc, elle, brandit dans son essai éponyme un stimulant "Tu seras un homme féministe, mon fils !". Tout en supposant que cette éducation passe d'abord par celle des parents qui, inconsciemment parfois, imposent des jouets, des couleurs, des dessins animés, des livres, en fonction des mêmes biais sexistes...
"Au lieu de complimenter les garçons sur leur force ou leurs muscles, on peut mettre en valeur le fait qu'ils soient bien habillés, ou qu'ils prennent soin d'eux", explique par exemple Victoire Tuaillon.
Petit trait d'espoir : nombreuses sont aujourd'hui les initiatives qui se plaisent à bousculer les codes. On pense à cette salutaire crèche non-genrée d'Aubervilliers. Ou encore à cette Charte "pour une représentation mixte" qui s'attaque aux "pépites sexistes" qui envahissent nos magasins de jouets, dans les rayons, les publicités et les catalogues, entre princesses et pirates. De quoi épargner aux fils et filles de demain les réactions les plus réacs. L'égalité des sexes n'a rien d'un jeu d'enfants, mais ceux-ci ont leur rôle à jouer, indéniablement.
Les couilles sur la table, par Victoire Tuaillon.
Editions Binge Audio, 255 p.