Insister sur l'importance du partage égalitaire des tâches ménagères au sein du couple et sur le poids de la charge mentale (cette injonction pour les femmes à penser à tout, tout le temps), ça ne suffit pas. C'est ce que démontre une longue étude mise en ligne le 4 novembre dernier sur le site de la Fondation Jean Jaurès. Depuis la médiatisation du mouvement #MeToo, les réflexions sur l'égalité des sexes ont beau abonder, rien n'a changé.
Effectivement, nous explique François Kraus, instigateur de cette analyse et directeur du pôle "Genre, sexualités et santé sexuelle" de l'Ifop (l'Institut français d'opinion publique.), "la diffusion d'un idéal de plus en plus égalitaire en matière de tâches ménagères peine à s'installer dans la pratique". Si dans les années 1980, les Françaises de 18 à 60 ans vivant en couple assumaient à elles seules "69 % du temps quotidien consacré aux tâches domestiques", les chiffres de 2011 ne sont guère plus encourageants en vérité : les Françaises en couple dédient pas moins de 61 % de leur temps libre à la cuisine, la vaisselle, le ménage, l'entretien du linge, les courses.
En trente ans, peu d'évolution. Et le constat ne s'arrête pas là.
L'inégale division du travail domestique entre hommes et femmes a encore de beaux jours devant elle, en dépit des nombreuses révoltes féministes qui se font entendre aujourd'hui, sur les réseaux sociaux et ailleurs. Car les tâches ménagères n'ont rien d'un fardeau anodin. Pour François Kraus, la répartition du temps et des charges est primordiale : c'est une question de "privilège de genre". Et lesdits privilèges (masculins) semblent condamner la gent féminine à la sphère privée. D'après une enquête réalisée auprès d'un échantillon de 5 026 Européennes (Françaises, Espagnoles, Italiennes, Allemandes, Britanniques), 75 % d'entre elles déclarent en faire "plus" que leurs conjoints. Près d'une Européenne sur deux (49 %) signale même qu'elle en fait "beaucoup plus" !
Si cette situation est relativement statique, c'est parce qu'elle est "le produit historique d'une domination masculine" qui dure, qui dure, et sur laquelle plane "l'acceptation par les femmes de la division traditionnelle des tâches ménagères". Tel que l'explique encore le chercheur, ce n'est pas juste un problème de fainéantise ou d'inattention de la part desdits conjoints. Non, souligne François Kraus, cette assignation des femmes s'est intériorisée. Comme si elle était inconsciemment acceptée.
Ainsi se définit la "socialisation de genre" : malgré les protestations et les études, les constructions sociales n'éclatent pas, elles se normalisent. Et parmi elles, cette idée selon laquelle les femmes seraient responsables de la "bonne tenue d'un ménage". Avoir un intérieur propre serait dès lors "un attribut de féminité, que tout désordre ou saleté viendrait remettre en cause".
Voilà l'une des raisons qui explique pourquoi, en France, 89 % des femmes au foyer en font toujours "plus" que leur conjoint (contre 75 % à l'échelle européenne), et 68 % "beaucoup plus", énonce l'analyste. Mais ce souci est également économique. D'après l'étude, les femmes "autonomes financièrement" sont moins disposées à accepter un partage inégalitaire des tâches domestiques. Et celles qui font état de revenus "beaucoup moins élevés" que leur conjoint déclarent en faire beaucoup plus : elles sont même 60 % à l'affirmer. L'enjeu du ménage et de sa "division sexuée" est indissociable de l'indépendance financière des femmes.
Pour François Kraus, il faut aussi prendre en compte quelques données politiques. L'expert associé à la Fondation Jean-Jaurès constate par exemple que les citoyennes européennes les plus conservatrices (politiquement situées à l'extrême-droite) font à 60 % "beaucoup plus" que leurs conjoints au sein du foyer. Oui, tous ces chiffres ne filent guère la pêche. Rassurez-vous cependant, ils sont loin d'être acceptés par les principales concernées. Selon l'analyste, près d'une Française sur deux admet aujourd'hui "qu'il lui arrive de se disputer avec son conjoint au sujet des tâches ménagères". Et cela peut même avoir de "graves conséquences" sur la vie de couple.
Ces inégalités se voient (personne n'est dupe) et sont sources de conflits. La proportion de Françaises déclarant se disputer régulièrement aurait même triplé entre 2005 et 2019. C'est un signe : les femmes en ont marre d'être cantonnées au rôle de la "boniche" et de devoir sermonner leur conjoint - sur le panier de linge sale, la vaisselle ou la liste de courses, pour ne citer que ça. Cette colère dépasse de loin le simple cadre de la cuisine.
"Véritable frein à l'émancipation féminine, l'inégale répartition des travaux entretient non seulement des stéréotypes de genre qui se reproduisent de génération en génération mais aussi le maintien des femmes les plus modestes dans une précarité économique", rappelle à ce titre le spécialiste. Un enjeu majeur donc. Raison de plus pour faire bouger les choses.