Et si notre rapport à la nourriture témoignait fortement de l'inégalité entre les sexes et des stéréotypes de genre les plus profondément ancrés dans notre société ? C'est ce qu'avancent de passionnants ouvrages sociologiques et féministes dédiés à ce sujet précis, comme les enquêtes de Nora Bouazzouni : Faiminisme : Quand le sexisme passe à table et Steaksisme : En finir avec le mythe de la végé et du viandard.
Une thématique bien moins anodine qu'on ne pourrait le croire, tant la gastronomie est, plus qu'une pratique, une véritable culture, avec tout ce que cela implique de réalités... et de fantasmes. Parmi ceux-ci, les images genrées associées aux diverses formes d'alimentation. Et dans le genre, un type de nourriture fait très fort : les plats épicés. Pour beaucoup, on tiendrait là la quintessence du déjeuner de "vrai mec".
C'est tout du moins ce que déplore cette analyse de Slate, décryptant le "manger épicé" comme un symbole de virilité décomplexée par excellence, et s'interrogeant à raison : "Le piment serait-il un pénis de substitution ?". Selon une étude scientifique américaine citée par l'article, les hommes, contrairement aux femmes mangeraient épicé pas simplement pour les sensations uniques que cette nourriture (à consommer avec modération) suscite, mais également... "pour montrer aux autres qu'ils mangent épicé". Tout simplement.
D'un côté, le kiffe individuel, de l'autre, le choix conscient d'un type de plat dans le but d'être adoubé par ses pairs. Et, notamment, "obtenir une forme de validation de leur résistance au feu du piment", relève le média en ligne. Comme l'énonce l'étude scientifique concernée, on observe d'un genre à l'autre "des mécanismes divergents conduisant à la consommation d'aliments épicés, les hommes réagissant davantage aux facteurs extrinsèques, tandis que les femmes réagissent davantage aux facteurs intrinsèques".
Une consommation qui serait étroitement liée aux "traits de personnalité". Et, on peut le dire, à tout un "mythe de la virilité", pour paraphraser l'ouvrage de la philosophe Olivia Gazalé. A travers ce mythe, une résistance, mais surtout, une performance - et le culte qui va avec. Comme dans les salles de sport ou les films pornos, le piment semble être le symbole du mâle qui cherche avant tout à "performer". Et plus précisément, faire montre de l'étendue de sa masculinité en privilégiant l'ultra-spicy, quitte à ce que la consommation culinaire vrille au concours bête et méchant - voire dangereux.
Si toute une génération a conservé à l'esprit le défi potache très Jackass de Michael Youn et sa bande des 11 Commandements (consommer le plus de piments, très vite et très forts, bien entendu), ce type de spectacle s'est volontiers perpétué sur la Toile depuis. Les challenge YouTube mettant en scène piments toujours plus puissants et autres mentions de l'Échelle de Scoville (qui permet de mesurer la force des piments) sont légion.
Et la résistance au "feu" peut vite vriller au concours de bites. Au gré des vidéos fooding les plus pop de cette thématique, il est souvent question du "piment le plus fort du monde". Difficile d'associer plus ouvertement alimentation et compétition - le tout auréolé de jolis emojis flammes pour mieux faire passer la sauce (piquante).
Il y a quelques années déjà, une enquête des Inrocks s'interrogeait sur la résistance au piment comme "preuve ultime de virilité". Un fantasme qui ne semble guère dépassé aujourd'hui hélas. Et qui au fil des ans a de plus en plus intéressé la recherche. Tout en citant l'instigateur du site spécialisé Chilli World, Greg Collingham ("En testant les piments les plus forts, il s'agit de montrer qu'on est un dur"), l'article évoque ainsi une étude très sérieuse de l'Université de Grenoble établissant un lien entre "ingestion de piment et augmentation du taux de testostérone".
Une équation curieuse que l'on aimerait guère intégrer à nos plats.