Culture
"L'histoire oubliée des femmes au foyer", le docu Arte à ne surtout pas louper
Publié le 2 juin 2022 à 17:37
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Mis en ligne sur le site d'Arte, un épatant documentaire redonne enfin de la voix à des figures silenciées, ignorées, oubliées : les femmes au foyer d'après-guerre. Touchant et juste.
"L'histoire oubliée des femmes au foyer", le docu Arte à ne surtout pas louper "L'histoire oubliée des femmes au foyer", le docu Arte à ne surtout pas louper© Arte
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"Fonder un foyer était le seul avenir autorisé. Avec mon mari j'étais certaine qu'ensemble nous accomplirions des miracles. J'avais 23 ans et j'étais amoureuse". Ainsi s'exprime Anna dans ses journaux intimes. La jeune femme est l'une des narratrices d'un admirable documentaire à retrouver sur la plateforme d'Arte : L'histoire oubliée des femmes au foyer.

Dans l'après-guerre, alors que les hommes sont revenus du combat, bien des femmes s'acclimatent sans trop avoir le choix au retour aux fourneaux et à une vie où règne l'optique du couple, de la maternité et du domicile. Domicile à choyer, pour certains cocon, pour d'autres, prison pas si dorée.

En valorisant en off les récits personnels de plusieurs femmes au foyer, mariées entre 1945 et 1970 et ayant bien connu l'avènement de la société consumériste - celle des sixties - et le culte de la parfaite ménagère, stéréotype que détourne une série comme Ma sorcière bien-aimée, le documentaire de Michèle Dominici mélange archives nostalgiques au grain grésillant et constats amers.

Un film à ne pas louper, et voici pourquoi.

"L'histoire oubliée des femmes au foyer", le docu Arte à ne surtout pas louper © Arte
Pour sa touchante polyphonie

Basée sur les journaux intimes des principales concernées, cette "histoire invisible" met en avant les récits de plusieurs femmes. Francine, Ruby, Anna... Chacune témoigne malgré leurs diverses expériences d'une condition analogue, celle de la femme au foyer, "si discrète et invisible à force d'être ordinaire", déplore Michèle Dominici.

Entre les lignes, une complexité émouvante s'énonce. Certaines étouffent dans ce quotidien sans pouvoir crier leur désespoir, glissant lentement mais sûrement vers la dépression. D'autres imaginent déjà une seconde vie, un divorce, un ailleurs libérateur, aussi espéré que préoccupant - économiquement, professionnellement. Mais c'est aussi un amour - pour l'époux, les enfants - qui s'exprime, rendant d'autant plus forte l'ampleur des désillusions.

Mariage heureux ou non, évasions diverses, regards aiguisés ou optimistes, épuisement physique mais aussi mental, intellectuel ("J'ai l'impression de me dissoudre. De ne plus voir le monde qu'à travers la télévision", témoigne l'une d'elles)... Chaque héroïne délivre une histoire, la sienne, qu'elle espérait peut-être plus grande, mais dont la justesse alerte et émeut.

Pour sa valeur intime et politique

"A l'époque la plupart des femmes sont alors mariées, l'ont été, se préparent à l'être, ou souffrent de ne l'être pas", écrit Simone de Beauvoir dans son classique Le deuxième sexe, cité par Michèle Dominici.

Et puis, il y a celles qui souffrent de l'être, d'autant plus dans une époque où l'accord de l'époux est encore indispensable pour ouvrir son compte en banque. Témoignage intime et politique, ce documentaire dresse un constat critique de la vie conjugale, du "chez soi", d'un système patriarcal et productiviste assignant des rôles comme autant d'assiettes à brosser.

"Le deuxième sexe" de Simone de Beauvoir © Folio

Ainsi pour la documentariste, le mariage est moins une union qu'une "annexion", la jeune femme "renonçant au nom qui fut le sien toute sa jeunesse et se plaçant sous l'autorité de son mari, devenant simple gardienne du royaume de son époux". Un royaume où s'entasse le linge sale, la vaisselle qu'il faut récurer...

"Les journées sont longues et bien remplies. Je suis levée à six heures du matin et pas couchée avant 22h. C'est l'usine. Je n'ai pas une minute à moi. Je déteste particulièrement faire la lessive, avec le linge dans la baignoire, sur une planche, avec une brosse. Ca me casse le dos", témoigne à ce titre Ruby.

La narratrice développe : "Je me donne un mal fou pour me maintenir à la hauteur de cette magnifique image de moi-même : moi, épouse, moi, la mère". Par-delà l'aliénation, ce métier non-rémunéré est une construction médiatique, alimentée par les réclames, les magasins et les programmes télévisuels.

Un devenir-femme auquel il faudrait se plier, quitte à devenir "un dindon de la farce, un dindon pimpant dont on attend qu'il consomme", déplore une autre protagoniste, Francine, dans son journal intime. Le consumérisme quotidien, érigé en mode de vie à part entière, incite à une passivité aux doux parfums d'asservissement... Et témoignant d'autant plus du privilège masculin.

"L'histoire oubliée des femmes au foyer", le docu Arte à ne surtout pas louper © Arte

Francine, toujours : "Grâce à son travail mon mari évolue, il s'enrichit, il découvre le monde et quand il rentre à la maison il retrouve une nana qui se laisse aller. L'insatisfaite, l'agressive, l'emmerdeuse, la sacrifiée. Il n'a pas conscience que c'est grâce à moi, qui me suis sacrifiée, qu'il peut se réaliser"

Pour sa dimension historique éclairante

En nous plongeant dans une société bien particulière, celle des années cinquante et soixante, L'histoire oubliée des femmes au foyer se joue des contrastes entre l'Histoire, prétendument écrite par les hommes, et l'histoire, moins racontée, celle des femmes. Pendant qu'Anna, Francine et Ruby s'activent au foyer, les hommes marchent sur la Lune... Et monopolisent l'attention.

"Aux hommes la conquête du monde et aux femmes la conquête d'un homme", ironise la documentariste, s'interrogeant à raison : "Comment ne pas sentir à l'étroit dans son foyer quand les rêves s'agrandissent ?". Si certaines avancées sociales leur sont profitables (l'autorisation d'ouvrir un compte bancaire sans l'autorisation de leur époux notamment), d'autres, comme les congés payés, ne bouleversent guère leur quotidien.

"L'histoire oubliée des femmes au foyer", le docu Arte à ne surtout pas louper © Arte

"Quand je parle de liberté à mon époux il me demande de quoi je me plains : le gouvernement vient de voter une loi en notre faveur. J'ai un compte à mon nom... Mais pas d'argent à moi. Pour les dépenses personnelles je dois réclamer à mon mari", s'attriste ainsi Francine. Qui parmi ces femmes, reléguées au rang de spectatrices, profite vraiment des pas de géant pour l'humanité ?

Le fil que tend Michèle Dominici nous amène jusqu'aux manifestations féministes et aux slogans revendicateurs du Mouvement de libération des femmes, posant des mots sur une indignation qui, à force de bouillir en intérieur(s), se fait résignation. Pure invention du dix-neuvième siècle, que les avancées technologiques n'ont guère émancipé - c'est même l'inverse - la femme au foyer elle aussi a écrit l'Histoire. Les injonctions, complexes et enjeux qu'elle cristallise font écho aux expériences de tant de voix marginalisées.

L'une d'elles, Anna, conclut : "Mon mari disait que la maison devait être un refuge réconfortant après une dure journée de travail. Mais en fait elle n'est un refuge que pour celui qui en sort et y revient. Quand on y passe ses journées, le foyer devient une cage. Certains oiseaux aiment peut être vivre en cage, mais pas moi. Je pense que ce sera différent pour la génération de ma fille".

"L'histoire oubliée des femmes au foyer" se visionne ici-même.

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