"Les sorcières sont tant de choses. Elles existent depuis l'aube de l'humanité et incarnent toutes les transformations possibles qu'une femme peut connaître". Ces paroles pleines de justesse sont celles de Peg Aloi, à qui l'on doit l'ouvrage Les sorcières de la nouvelle génération: la sorcellerie adolescente dans la culture contemporaine. L'autrice est l'une des intervenantes d'un passionnant documentaire diffusé sur OCS ce dimanche 12 avril prochain à 22h20 : Les sorcières à Hollywood. Une exploration aussi pop que politique de ces figures mythiques.
De Blanche-Neige et les sept nains à Maléfique, de Ma sorcière bien-aimée à Charmed, les sorcières hantent la culture américaine, et plus précisément l'industrie du spectacle. Dessins animés pour toute la famille et films d'horreur trash dévoilent leurs métamorphoses. Incarnations diabolisées de la féminité, ces ensorceleuses de fictions fascinent, effraient et envoûtent. Mais comment expliquer cette popularité ?
Pourquoi, de Disney à Dangereuse Alliance, les sorcières sont-elles les "queens" d'Hollywood ? L'excellente exploration de Sophie Peyrard, produite par Clara et Julia Kuperberg, éclaire notre lanterne (magique). Suivez le guide.
En une heure à peine, Les sorcières à Hollywood nous fait traverser les siècles. Car s'intéresser à ces figures familières (chapeau pointu, balais en pognes, oripeaux noirs), c'est en revenir aux cartoons du début du 20e, tels Félix le Chat et Betty Boop (où elles font des caméos), mais aussi aux chefs d'oeuvre qui ont marqué les années trente - et l'inconscient collectif. Comme la reine machiavélique de Blanche-neige et les sept nains bien sûr (1937), mais aussi la méchante Sorcière de l'Ouest, qui a fait cauchemarder bien des fans du Magicien d'Oz (1939).
Or, dès les prémices de son arrivée sur grand écran, cette hantise incarnée des hommes (ceux-là mêmes qui au siècle précédent brûlaient ces femmes "séduites par le Diable") trouble et captive les foules. La peau verte de la sorcière d'Oz, sublimée par le grain du Technicolor, saisit le regard, le provoque. Quand à celle de Disney, elle est bien plus complexe qu'on ne pourrait le croire. A la fois beauté fatale qui se rêve "plus belle de toutes" en son royaume et monstruosité assassine au nez crochu, ce personnage en dit déjà long sur la duplicité du mythe.
"C'est une sorcière qui s'intéresse moins à son pouvoir qu'à sa beauté et sa sexualité, une femme puissante, belle, attirante, qui use de ses pouvoirs pour tuer les hommes et semer le chaos", nous explique-t-on avec ferveur. Oui, l'ensorceleuse effraie car son charisme n'a d'égal que sa cruauté.
Mais vous vous en doutez, l'archétype de la toute-puissante aux mauvais sorts dévastateurs n'est pas l'unique face de cette pièce. Phénomènes culturels et mouvements de censure oblige, les diaboliques vont maintes fois changer de visages - et d'attitudes - pour s'adapter à leurs époques. Le "beau miroir" que traîne avec elle la sorcière projette toujours le reflet de son temps, nous susurre Sophie Peyrard.
La preuve en 1964, lorsqu'en pleine ère du pop art apparaît la frimousse pleine de malice d'Elizabeth Montgomery. Dans le rôle de Samantha, alias Ma sorcière bien-aimée, l'actrice s'amuse à incarner la "femme parfaite" d'alors : la ménagère américaine préparant sans bafouiller pantoufles, déjeuner et journal pour son cher mari, enfermée dans son cocon banlieusard largement équipé. Sauf que cette desperate housewife cache derrière son tablier bien des sortilèges. De quoi faire tourner en bourrique Jean-Pierre (le conjoint bêta en question), surtout lorsqu'apparaît par intermittences la redoutable belle-mère Endora, tout aussi sorcière - et fière de l'être.
Endora (immortelle Agnes Moorehead) et Samantha synthétisent le paradoxe des sorcières telles que fantasmées par l'usine à rêves : conformes à leur époque (la domesticité), pour ne pas dire aliénées, elles ne peuvent cependant s'empêcher de parasiter la normalité (patriarcale) de l'intérieur, si ce n'est de la dézinguer avec joie. Loin de se limiter à une silhouette vintage, cette "sorcière au foyer" démontre avant tout que "la femme peut conserver son pouvoir, être elle-même, mais aussi avoir une vie amoureuse, des enfants, un mari", nous dit-on.
Il semble loin, le temps des bûchers. Cependant, la contestation, elle, ronronne déjà : cette allégorie douce et piquante du "home sweet home" à l'américaine déboule tout juste an après la sortie de La Femme mystifiée de Betty Friedan, un classique de la littérature féministe décortiquant justement ce schéma de l'épouse-modèle...
"La sorcière est une figure emblématique de la féminité transgressive", nous assure Heather Greene (Bell, Book and Camera). L'autrice a tout résumé : quelle que soit l'époque qui la voit (re)naître, est transgressive celle qui use de sorcellerie, qu'on la célèbre ou qu'on l'incendie. Transgression, lorsque Brian de Palma s'inspire de Stephen King pour nous faire ressentir le désarroi profond de Carrie White, alias Carrie, jeune sorcière qui s'ignore et dont le martyre (insoutenable) aboutira, évidemment... à un cercle de flammes.
Entre harcèlement, menstruations, sexualité, humiliations et mère castratrice, la sorcière ado englobe tous les traumas du féminin - tels que l'imaginent les hommes, en tout cas. Cette violence, nous la retrouvons en partie dans un film trop méconnu que Sophie Peyrard ressort à raison des archives : Season of the Witch (1972), de George Romero (La nuit des morts-vivants, Zombie). Soit l'histoire d'une épouse incomprise qui va s'initier à la sorcellerie pour mieux s'émanciper de son mari. Une charge sans concessions contre le système patriarcal, et ce alors que la sorcière se politise : trois ans auparavant est apparu le mouvement WITCH (Women's International Terrorist Conspiracy From Hell), des militantes féministes qui fustigent aussi bien le patriarcat que le capitalisme.
Il y a quelque chose de subversif à travers la sorcière hollywoodienne, en cela qu'elle prend toujours possession d'un genre aussi codifié qu'ambivalent : le teen movie. C'est le cas en 1996 lorsque débarque en salles le cultissime Dangereuse alliance, où quelques lycéennes s'exerçent à la magie noire. Coven, rituels, fulgurances new age, tout y est. Celles et ceux qui l'ont vu se souviennent forcément de la "scène des cheveux" (no spoiler).
Ce documentaire nous rappelle que, loin d'être gratuite, cette séquence est avant tout l'expression d'une revanche cinglante (et là encore politique), celle de l'ado afro-américaine Rochelle, et par-là même... des sorcières noires dont elle se fait la porte-parole. Les grandes oubliées d'un imaginaire profondément blanc, aseptisé par l'industrie.
De toute évidence, nous suggère cette étude hétéroclite, la sorcière hollywoodienne n'est jamais tout à fait libre ou enchaînée, sorte de page blanche sur laquelle s'écrivent bien des fantasmes et des luttes, entre ironie mordante, contes de fées revisité et tragédies.
De la sorcière "nerd" Hermione Granger à l'Angelina Jolie de Maléfique, ses dernières incarnations se sont succédé sans se ressembler. Entre rêves et révolutions, cette rétro captivante n'en élude aucun aspect - de la "mode" de la magie noire et de l'ésotérisme qui a enfiévré le New York des années soixante-dix (jusqu'à forcer l'ouverture de boutiques et revues spécialisées) aux héritières pop et inspirantes squattant l'affiche de séries télévisées comme Buffy contre les vampires et Charmed.
Riches de tous ces enseignements, l'on se surprend nous aussi à chercher des sorcières là où il n'y en a pas toujours. Que dire par exemple de Mary Poppins, cette nanny pas comme les autres aux pouvoirs flippants, et qui n'est jamais la dernière pour déboulonner une société aussi patriarcale que capitaliste ? Ou bien de la jeune protagoniste du traumatisant Midsommar, mélangeant en un tout hallucinant sororité et cauchemars folk ?
Les sorcières sont partout, et c'est tant mieux.
Documentaire Les sorcières à Hollywood
Réalisé par Sophie Peyrard
Diffusion 12 avril sur OCS à 22h20