"Si je cours au bout du monde / C'est pour rêver de chez moi", chantait France Gall (Une femme, tu sais). Rêver de chez soi, l'autrice et journaliste Mona Chollet l'a fait. Elle en a tiré de belles réflexions, philosophiques et sociologiques, réunies dans un essai intitulé – tout naturellement – Chez soi (Editions La découverte, 2015). Cette "odyssée de l'espace domestique" est un ouvrage aussi introspectif que politique, éloquent en cette période exceptionnelle de confinement national. Et, ô joie, vous pouvez le lire gratuitement en ligne !
A-t-on raison de critiquer les esprits casaniers ? Quelles formes de violences perçoit-on dans le foyer et l'ailleurs ? Et si on arrêtait de blâmer les âmes solitaires ? Comment repenser son chez soi pour en tirer des enseignements ? Et si l'émancipation était à chercher entre quatre murs ? Toutes ces interrogations – et bien d'autres – cohabitent dans cet espace de pensée nécessaire à tous les confiné·e·s. Plus que jamais, Chez Soi est à lire et à relire.
Et voici pourquoi.
Lumineuse comme un poème, l'écriture de Mona Chollet est parfois incisive. Notamment lorsqu'il s'agit de déboulonner des complexes, comme l'angoisse de la solitude et de l'isolement, d'autant plus prononcé quand l'on est une femme et que revient la ritournelle de "l'horloge biologique". Cette crainte sociale (seule, on envie les couples, le collectif, ceux qui "font société") en traduit une plus grande : celle de mourir "solo". C'est là, ironise l'autrice, la réplique culte de l'inénarrable trentenaire Bridget Jones : cette célibataire craint de finir "dévorée par ses chiens" dans son appart' !
Se détacher de ces hantises n'a rien d'aisé. "Pour autant, est-il judicieux de mener sa vie en fonction de cette préoccupation ?", s'interroge Mona Chollet, alors que les problématiques existentielles que la solitude semble engendrer ("regrets, peur de l'échec, anxiété, incertitude face à l'avenir") sont communes à la vie à deux et "à la vie tout court" ? En invitant au pas de côté, l'essayiste ne se contente pas de tacler un cliché sexiste (selon lequel toute femme seule, chez elle, dans un bar ou sur un banc, serait "incomplète, inachevée, une "anomalie"), elle nous encourage à nous recentrer sur notre chez soi au sens global : notre quête de liberté et d'identité.
"La société continue de prendre [la] revendication [de la solitude] comme un affront. Vouloir rester chez soi, s'y trouver bien, c'est dire aux autres que l'on préfère se passer de leur compagnie. Qui oserait refuser une invitation en expliquant en toute simplicité qu'il est mieux chez lui ? On le jugera capricieux, snob, égoïste ; on l'accusera de jouer les divas, on se demandera pour qui il se prend", déplore encore l'autrice. Et pourtant, la solitude, plus qu'un "caprice", peut être un besoin, trop négligé, mais si essentiel parfois. Au titre de son récit (Chez Soi), Mona Chollet appose alors cette expression si percutante du dramaturge antique Sénèque : "être à soi-même".
Mais n'allez pas voir en Chez soi un éloge inoffensif du "cocooning". Ce serait ignorer la force politique des écrits de Mona Chollet – à qui l'on doit l'essai féministe Sorcières. Notre conception occidentale du foyer, nous dit-elle, exacerbe les discriminations sociales. Le fait d'avoir relégué les tâches ménagères aux femmes (avec l'introduction de la "fée du logis" au XIXème siècle) et plus encore aux travailleuses domestiques, par exemple. Comme si le bon traitement du domicile était une affaire de classe sociale. "Considérant le ménage comme une tâche indigne et ingrate, on le délègue aux catégories dominées, sans trop se soucier des conditions d'existence auxquelles cette spécialisation les condamne", s'attriste l'autrice.
Et puis, il y aussi la hausse vertigineuse des loyers et prix, des maisons comme des appartements. De quoi faire du chez soi un signe intérieur de "réussite" concentrant en elle bien des enjeux de domination. Cette définition engagée du home sweet home comme lutte des classes, nous la comprenons d'autant plus aujourd'hui, à l'heure où l'exigence du confinement national met en lumière bien des inégalités sociales. Ce sont toujours les plus vulnérables qui en pâtissent, des caissières aux femmes de ménage. Qu'on se le dise, le confinement est le luxe des femmes privilégiées.
"Impossible de ne pas voir dans une habitation le lieu d'un rapport de forces féroce", cingle en ce sens Mona Chollet. Impossible de la contredire. D'une page à l'autre, l'écrivaine n'a de cesse de nous renvoyer à la réalité du monde. Le chez-soi des plus précaires est un combat de tous les instants, à l'heure où les rares instants accordés pour s'en occuper (les week-ends) sont volés au profit d'un capitalisme toujours plus aliénant – c'est le cas pour toutes ces salariées à qui l'on suggère "fortement" de travailler le dimanche. Le chez-soi se cherche donc entre la violence que reflète celui "des autres" et les diverses formes d'oppression qui nous en privent.
Respirez un bon coup : il est malgré tout possible de s'épanouir comme fleur au soleil. Mais pour y croire, il faudrait tout oublier. Repenser notre rapport aux réseaux sociaux d'abord, cet autre "chez-soi" qui a investi notre lieu d'habitation et en est l'excroissance numérique. Loin de diaboliser Internet, Mona Chollet considère ces nouveaux outils de communication comme des territoires ultra-connectés, sources de "résonances étonnantes" avec nos propres préoccupations. En comprenant ce que les réseaux sociaux peuvent nous offrir, on reconsidère "ces plages de temps où on n'est plus là pour personne", si ce n'est pour une multitude de voix, énonce la journaliste.
"Les mots 'intelligence collective' prennent alors un sens très concret, comme si tous ensemble on formait un seul gros cerveau en ébullition permanente. Moi qui aime observer la porosité des individus, la circulation et la convergence des idées, me voilà comblée", se réjouit-elle. A repenser également, toutes ces injonctions que l'on nous décoche et qui nous empêche de comprendre notre propre richesse intérieure. Partout et en permanence, l'on nous oblige à sortir de notre zone de confort, voyager, relever des défis, fuir comme la peste la pantouflardise...
Mais pourquoi donc, alors que ce sont précisément les rituels "confortables" que l'on cultive dans son nid qui constituent une partie de ce que nous sommes ? "On peut, chez soi, refaire les mêmes gestes jour après jour avec volupté. En peaufinant des habitudes, on réaffirme inlassablement sa conception d'une vie bonne, on cultive son enracinement et ses liens, on tient en respect l'impermanence des choses, l'adversité, la séparation, la dépossession", analyse l'autrice, qui voit en les casanières et casaniers des singularités "dotées d'une capacité d'émerveillement sans cesse renouvelée devant un décor immuable".
De même, cette procrastination si mal vue peut être un réservoir à bien-être au sein d'une société accélérée qui nous essore et nous broie. "Dans une époque aussi dure et désorientée, il me semble qu'il peut y avoir du sens à repartir de de ces plaisirs élémentaires qui nous maintiennent en contact avec notre énergie vitale : traîner, dormir, rêvasser, lire, réfléchir, créer, jouer, jouir de sa solitude ou de la compagnie de ses proches, jouir tout court, préparer et manger des plats que l'on aime. À l'écart d'un univers social saturé d'impuissance, de simulacre et d'animosité, parfois de violence", nous explique à ce titre l'autrice. Et si on essayait ?
"Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n'en peut rêver votre philosophie", nous rappelle le Hamlet de Shakespeare. Mais ce vertige de la connaissance éclot aussi bien d'espaces confinés. Dans son évocation des lieux intimes, Mona Chollet incite à la contemplation, à la rêverie et au ressassement. A la lire, notre expérience de l'espace n'est rien sans celle du temps. Un temps si malmené que l'on oublie volontiers ce qu'il nous fait ressentir dès lors qu'il se distend anormalement.
"Ce qui manque pour pouvoir s'ancrer dans le monde n'est pas seulement l'espace, mais aussi le temps. Pour se laisser dériver entre ses quatre murs, il faut disposer d'une quantité généreuse de temps, cesser de compter les heures et les minutes", raconte l'écrivaine. Un temps précieux, mais perdu.
"Nous subissons la rigueur d'une discipline horaire impitoyable. De surcroît, nous avons intégré l'idée que notre temps était une denrée inerte et uniforme qu'il s'agissait de remplir, de valoriser et de rentabiliser, ce qui nous maintient sur un qui-vive permanent, la culpabilité en embuscade", s'attriste-t-elle encore. Prendre le temps, à l'inverse, peut faire l'effet d'une redécouverte. Comme lorsque, revenu de vacances, l'on revient chez soi. Quand l'on ouvre enfin la porte, narre l'autrice, notre lieu d'habitation se voit recouvert d'une nappe invisible : "la densité des souvenirs accumulés".
Ce retour au chez-soi comme territoire mémoriel est l'une des facettes philosophiques d'un essai foisonnant qui, au gré de ses chapitres, dévoile bien des trésors. "L'essentiel, pour moi, se joue dans le quotidien, dans l'ordinaire, et non dans sa suspension", achève la journaliste. En ces temps troublés où même l'ordinaire est largement chamboulé, les mots de Mona Chollet nous rassurent : ils sont un phare dans la nuit.
Chez soi de Mona Chollet, disponible en ligne gratuitement ici