"Nounous" pour certain·e·s, "bonniches" pour d'autres (à fuir !), on leur attribue bien des noms. Et pourtant, on ne parle jamais d'elles. Comment l'expliquer alors que bien des couples leur confient leurs enfants et les clés de leur appartement ? "Elles", ce sont les travailleuses domestiques. Des femmes invisibilisées qui tous les jours se tuent à la tâche sans que la considération - personnelle et professionnelle - qu'on leur porte n'évolue vraiment. Et cela, elles n'en peuvent plus. Idem pour Timothée de Rauglaudre. Au gré des 120 pages de Premières de corvée, il rend compte d'une façon aussi intime qu'informée des conditions de vie de ces anonymes héroïques.
La nounou de Timothée de Rauglaudre s'appelle Souad, mais il la surnomme Tata. Des années durant, elle l'a élevé comme son fils, et l'a vu grandir. Adulte, Timothée décide d'interroger cette femme dont il ne sait finalement rien - alors qu'elle connaît tout de lui. Son parcours de vie chaotique (de son arrivée en France à sa survie dans Paris), sa routine éprouvante (entre boulot, bus et métros), l'Histoire de France qu'elle concentre - de l'immigration à la violence de classe(s).
En rencontrant plusieurs travailleuses, il dresse le portrait chaleureux d'âmes fortes et singulières qui portent sur leurs épaules bien des discriminations. Il nous invite à les écouter, et à les admirer. Et il y a bien des raisons de le faire. En voici quatre.
"Tata" doit porter une ceinture lombaire, et elle n'est pas la seule. En plus de leurs problèmes de dos, les travailleuses domestiques peuvent souffrir des conséquences des substances chimiques contenues dans les produit ménagers, mais aussi de diabète, de troubles musculo-squelettiques (à force de faire trimer leurs articulations) ou d'accidents de travail divers (les mauvaises chutes, par exemple). Bref, il existe "une multiplicité de risques sanitaires, soupçonnés ou établis, liés aux activités de nettoyage", déplore l'auteur. Mais bien souvent, les principales concernées n'hésitent pas à taire ces soucis de santé afin de conserver leur emploi.
Hélas, la réalité du job les récompense peu pour leur implication. Car si leur salaire est "dans la moyenne" au niveau horaire, "la raréfaction du plein temps maintient une bonne partie d'entre elles sous le seuil de pauvreté", apprend-t-on. Nombreuses sont effectivement celles à bosser à temps partiel, ce qui réduit considérablement la qualité de la rémunération mensuelle. Et toutes n'ont pas "l'audace" de réclamer une augmentation ou un aménagement adéquat du temps de travail. Alors, il n'est pas rare qu'elles cumulent les missions et les heures de transport, zigzaguant entre employeurs et RER(s). "Il faudrait que moi aussi, je porte un gilet jaune !", s'amuse Sonia, femme de ménage franco-marocaine.
Timothée de Rauglaudre profite depuis sa naissance d'un confort de petit bourgeois - de son propre aveu. En se plongeant dans l'histoire des travailleuses domestiques, il découvre un récit tumultueux. Celui d'une traversée hétérogène, qui nous promène de la création du premier syndicat des employés de maison par la nounou bretonne Suzanne Hascoet aux diverses vagues d'immigration sans lequel le travail domestique en France n'aurait pas été le même. Aux femmes portugaises et espagnols qui fuient les régimes dictatoriaux durant les années 60 succèdent celles des anciennes colonies françaises (Algérie, Maroc, Cap-Vert, Ile Maurice). Ces femmes ont connu quantité de soucis administratifs, ne serait-ce que pour obtenir des papiers en règle. De par leur parcours et leurs antécédents familiaux, leur arrivée dans les foyers est souvent le fruit d'une survie.
La travailleuse domestique est une figure politique, puisqu'elle répond à un besoin directement généré par l'Etat français. Le manque d'investissement de celui-ci dans le secteur de la petite enfance nécessite de trouver des "petites mains" pour assurer le taf : c'est un besoin "mondial et mondialisé". Pourtant, nous explique l'auteur, celles qui osent prétendre à des professions plus qualifiées sont rapidement découragées. En fait, les nounous cristallisent ces violences sociales que le gouvernement alimente sans jamais l'avouer ouvertement. "L'Etat profite de la précarité des femmes migrantes pour les orienter vers un secteur dont il sait que les conditions de travail sont de plus en plus mauvaises", lit-on dans Premières de corvée.
L'histoire de la condition des travailleuses domestiques est celle des femmes. Et leur existence révèle le trouble qui s'est immiscé au coeur des luttes pour l'égalité entre hommes et femmes : le "paradoxe de l'égalité". D'un côté, l'entrée progressive sur le marché du travail de femmes blanches, occidentales et bourgeoises en quête d'émancipation. Et pour ce faire, leur fuite d'une violente injonction à la féminité - les tâches assignées au foyer. De l'autre, l'arrivée des femmes chargées de "reprendre le flambeau", issues d'un milieu social et culturel forcément moins valorisé, "généralement non blanches". On le comprend, la "nounou" est l'expression d'une oppression qui se poursuit à travers "de nouvelles formes d'inégalités entre les femmes elles-mêmes", écrit Timothée de Rauglaudre. Entre les résidentes des immeubles haussmanniens et ces travailleuses de l'ombre.
Ici s'énonce une passionnante "lutte des classes à domicile". Soutenir les travailleuses c'est faire entendre cette "double peine" : ces femmes, qui en plus des discriminations associées à leur genre, font l'objet d'une violence sociale au sein d'une forme de hiérarchie interne de leur propre sexe. Cependant, précise l'auteur, "les femmes blanches et aisées ne se sont pas complètement émancipées de leur rôle traditionnel [...] elles demeurent gestionnaires de l'espace domestique. De femmes au foyer, elles sont devenues femmes du foyer, à la fois dominantes et dominées, patronnes dans leur propre maison, dont le bon fonctionnement continue de relever de leur responsabilité".
Celle qui engage une travailleuse domestique l'est donc déjà, en quelque sorte. En conséquence, le journaliste voit en ces travailleuses les actrices - imminentes - d'une émancipation plus globale. Car à le lire, elles sont l'incarnation d'un très beau slogan féministe : "le privé est politique".
En 2012 est né le SNAP, le premier syndicat national des nounous. Là-bas, l'on fait en sorte de soutenir et de défendre les droits de celles qui se voient bafouées et impuissantes - le plus souvent par des employeurs abusifs persuadés de leur potentielle impunité. Mais malgré les résistances, la révolution de leurs conditions de travail (et de leur considération) se fait encore attendre. En partie parce qu'il est ardu d'unifier des employées dont le travail est le plus souvent solitaire, individuel. Pour qu'un grand mouvement d'indignation collectif explose, encore faudrait-il que l'attention médiatique et politique suive. Et c'est loin d'être dans le cas. Pourtant, leurs métiers, nous précise-t-on, représentent près d'un emploi féminin sur dix.
Premières de Corvée nous offre une anecdote criante de vérité. En attendant le métro, le narrateur observe la grande affiche publicitaire de l'agence de garde d'enfants à domicile Kinougarde. Des enfants s'y amusent. Mais pas de nounou. Où est-elle ? Invisible. Comme partout. "All I'm askin' / Is for a little respect when you get home (just a little bit)" chante Aretha Franklin avec l'énergie qu'on lui connaît. C'est avant tout cela que réclament ces femmes que l'on ignore au lieu d'admirer : du respect.
Premières de corvée par Timothée de Rauglaudre
Editions LGM