Start-up nation ou non, le système dans lequel nous naviguons voue un culte parfois démesuré aux défis. Ou plutôt aux "challenge" - car dans la langue de Shakespeare c'est tout de suite plus "hype". Il faut se surpasser. Etre une "femme forte". Ou bien un serial-entrepreneur. Un battant, et par extension, un gagnant. N'avoir peur de rien. Logique du combat oblige, il faut se faire violence. Et c'est ainsi que la "vie active" vous pousse vers cette injonction : sortir de sa zone de confort. Vous n'y échapperez pas.
La zone de confort, c'est quoi ? C'est une situation qui correspond à notre quiétude. Professionnelle, physique, mais surtout psychologique. Nous ne nous sentons pas mis en danger. Comme l'écrit le prestigieux Dictionnaire d'Oxford, c'est l'endroit "où l'on se sent à l'aise et en sécurité". Super, non ? Mais tapez ces quelques mots sur Google et les formules abondent, presque agressives : "Comment sortir de sa zone de confort ? (les clés pour y arriver)". "Zone de confort : comment en sortir ?" ; "5 idées pour sortir de sa zone de confort"... C'est comme si la zone de confort était une prison à haute sécurité et que nous étions les taulards de Prison Break. Mais rassurez-vous, y rester ne va pas vous tuer. Mieux encore, perdurer dans cette zone diabolisée à souhait peut avoir du bon. Et voici pourquoi.
Le temps d'un billet posté sur Greatist.com, la journaliste Erin Kelly nous explique, témoignage à l'appui, pourquoi sortir de sa zone de confort n'est pas l'idée du siècle. Bien sûr, si l'on pense que cela peut participer à notre épanouissement personnel, pourquoi ne pas tenter ? Mais s'y forcer serait comme se goinfrer d'un plat qui nous écoeure sous prétexte que "c'est bon pour nous". Ou bien se jeter dans l'eau sans savoir nager. Car le "confort" n'est pas juste un gadget ou un caprice mais ce qui nous protège - provisoirement - des angoisses du quotidien. La preuve par l'anecdote : Cory, le petit ami d'Erin Kelly, la suit lorsque celle-ci le persuade de monter tout en haut d'un vieux phare. Très, très haut. Elle, profite de l'air marin, de la vue, d'une sensation unique. Mais sa démarche à lui est pénible, ses gestes penauds, il n'est pas bien. Arrivée au sommet, elle comprend...qu'il a le vertige.
Résultat ? Apprendre qu'il était "carrément terrifié" a transformé ce qui était censé être "une expérience de couple amusante" en un moment épique "de culpabilité", s'attriste la journaliste. Psys, professionnels de l'emploi et autres conférenciers TedX en pagaille vous recommanderont volontiers de grimper tout en haut de ce phare impérial. Sans forcément prendre en compte votre propre vécu, vos peurs, votre histoire personnelle. Pour la blogueuse, inciter autrui à dépasser cette zone, au-delà de forcer son consentement, revient à détériorer la relation que l'on a noué avec lui. Au final, tous les deux sont profondément gênés dans l'histoire. Et Erin Kelly comprend que les vertus de la contrainte sont largement fantasmées.
Ce récit nous rappelle qu'il est nécessaire de prêter attention à la vulnérabilité de l'autre, qu'il soit ami·e, amant·e, collègue. Sous couvert d'un adage : "ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse". Car personne n'aime qu'on lui force la main. Pour le comprendre, il faut donc s'écouter. Comprendre que l'angoisse et le malaise ne sont pas de simples épreuves à surmonter comme l'on franchirait un escalier - ce que sous-entend "sortir de sa zone" - mais qu'ils sont des fondements de notre personnalité. Et qu'en avoir conscience ne nécessite pas de s'y brûler les doigts. L'on critique la "zone de confort", alors que définir notre zone, c'est comprendre nos affects, ce que l'on aime, ce que l'on hait : c'est s'offrir une introspection saine.
"Il peut être bon de sortir de sa zone de confort, mais si une activité vous cause une grande anxiété ou vous fait ressentir un sentiment de terreur au sens littéral du terme, cela peut être un signe que ce "quelque chose" n'est pas pour vous", relate la blogueuse. Et elle ajoute qu'en tant qu'adultes, il est tout à fait normal, voire nécessaire, d'avoir une assez bonne idée de ce que nous aimons et de ce que nous n'aimons pas, de ce qui nous plaît, ou non. Au fond si d'aucuns s'efforcent à dire de votre "zone de confort" qu'elle est signe d'immaturité (vous n'osez pas, vous avez peur, comme un enfant) c'est faux : à l'inverse, elle est synonyme d'expérience. Il faut avoir vécu pour définir sa zone de confort et s'y sentir comme un poisson dans l'eau.
La bienveillance. C'est là le maître-mot d'Erin Kelly. L'autrice nous fait comprendre que le "sors de ta zone de confort !" n'est pas qu'un conseil d'expert·e en développement personnel tout droit sorti·e d'un chapeau ou de manager paternaliste ultra-relou. Parfois, il intervient de façon inconsciente. Fait du mal sans qu'on le sache. Et à ce titre, on se brusque volontiers pour le mettre en pratique, alors que nous avons le choix. La blogueuse nous raconte la fois où, lycéenne, elle s'est lancée dans une performance catastrophique de danse, en impro totale et en public, tout cela pour faire plaisir à sa meilleure amie - tout du moins le pensait-elle. La journaliste se sentait "hors de son élément". Chaque faux pas la mortifiait un peu plus. "Et bientôt, mon embarras s'est transformé en colère : c'était vendredi soir et je le passais à faire quelque chose que je détestais", déplore-t-elle encore.
"Je me suis convaincue que me sentir mal à l'aise me serait bénéfique : tous les tableaux Pinterest l'ont dit !", ironise-t-elle. Aujourd'hui, elle comprend que ne pas le faire n'engageait en rien son amitié. Que son amie n'avait nulle envie de la voir à la dérive. Et que la vie, ce n'est pas forcément un post Insta ultra-inspirant ou la scène finale d'une comédie romantique (car s'embrasser sous la pluie, c'est chiant). De ces souvenirs, elle retient une leçon fondamentale : "je vous encourage à faire confiance à votre instinct". Car la zone de confort est une zone de confiance. En soi. Et en l'autre, aussi.
"J'ai appris que je n'avais pas besoin de sacrifier mon bonheur pour que les gens m'aiment", achève à ce titre la blogueuse avec sérénité. Car si l'autre exige cela de vous, souhaite-t-il vraiment votre bonheur ? Evidemment, ne pas sortir de sa zone de confort n'est pas forcément synonyme de repli sur soi ou d'allergie au neuf. L'idée est avant tout de se faire du bien sans se laisser happer par le "qu'en-dira-t-on". Si je ne le fais pas, que va-t-on dire de moi ? A l'inverse, si l'autre le fait, pourquoi ne le ferais-je pas ? Comprendre "pourquoi" c'est justement chérir ces appréhensions qui font que vous êtes "vous", et personne d'autre. Si l'injonction au "challenge" devient une généralité, il n'y a plus vraiment grand chose de si audacieux là-dedans !
Moralité ? Considérer ce "confort" revient à s'offrir un tête à tête avec soi-même. Un peu d'estime au sein d'une société qui vous pousse vers un inconfort dont l'utilité est plus que douteuse. La zone de confort existe car elle est l'aboutissement d'expériences douloureuses, désagréables, terribles, et l'on gagnerait peu à les revivre : c'est en y goûtant que nous avons pu délimiter notre zone. C'est dire si ce confort là est en soi un travail de titan ! Et que l'on a déjà tant à faire et à vivre en y restant encore un peu...