Culture
Ce que nous apprend l'excellent manifeste subversif "Sorcières, salopes et féministes"
Publié le 13 août 2020 à 16:27
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
De l'histoire mythique de Salem aux chasses aux sorcières actuelles, "Sorcières, salopes et féministes" synthétise non seulement des siècles de croyances assassines mais aussi toutes les luttes féministes qui en furent la réponse : des combats pro-sexe, anti-capitalistes, anti-fascistes. Une lecture puissamment politique.
"The Love Witch", pièce culte de la witch culture contemporaine. "The Love Witch", pièce culte de la witch culture contemporaine.© Oscilloscope Laboratories
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Impossible de passer à côté de ce titre : Sorcières, salopes et féministes. On s'attend à un manifeste rentre-dedans, et c'est le cas. Avec cet ambitieux ouvrage, l'autrice américaine Kristen J. Sollée explore la relation entre les millénaires persécutions des sorcières, des débuts de la civilisation à l'Europe médiévale, et les violences aussi bien sexistes que sexuelles que vivent les femmes aujourd'hui. L'occasion d'aborder mille contestations féministes tout en nous parlant ésotérisme, magie noire et grimoires.

"Les femmes insoumises sont toujours des sorcières, peu importe dans quel siècle on se situe", affirme l'écrivaine Roxane Gay dans ces pages. Et c'est bien là la conviction de Kristen J. Sollée, qui, attentive aux historiennes comme aux occultistes et pratiquantes de la sorcellerie, invoque tour à tour documents d'époque, oeuvres pop, performances subversives et manifestations anti-Trump pour délivrer une ode aux sorcières, soeurs et "salopes" unies contre un patriarcat qui souhaite les voir au bûcher.

Un livre foisonnant, donc, et qui abonde d'apprentissages en tout genre. La preuve avec ces quatre savoirs décochés entre deux dessins gothiques.

"Salopes" et sorcières, même combat ?

"Comme beaucoup de jeunes femmes de ma génération, je vois dans les identités de sorcière, de salope et de féministe une revendication de pouvoir. Chacun de ces mots controversés invoque et réfute une histoire tortueuse de misogynie, est emblématique des femmes triomphant des oppressions".

L'analogie est limpide. En narrant le long récit des sorcières, de leur chasse historique à leurs représentations médiatiques, Kristen J. Sollée éclaire les luttes tout aussi historiques des femmes pour le respect de leurs droits, de leur intimité et de leur corps. "Pendant des siècles, on a utilisé le mot 'sorcière' comme prétexte pour punir les femmes et contrôler leur sexualité. À présent, on privilégie le terme 'salope'", poursuit-elle sur le même ton. Dans chacun de ces mots, une répression qui invite à la révolte. C'est d'ailleurs ce que proposent les manifestantes des SlutWalks, "marches des salopes" investissant les rues de Toronto - puis de New York - afin de dénoncer les agressions et discriminations. Une charge collective contre la culture du viol.

Et oui vous l'aurez compris, de "salope" à sorcière, il n'y a donc qu'un pas. Surtout quand l'autrice nous dévoile d'anciennes iconographies associant explicitement le balais... au godemiché. Des gravures du quatorzième siècle n'hésitent ainsi pas à "glisser" ces balais entre les cuisses des ensorceleuses. D'autres présentent des ménages à trois en privilégiant l'équation "jeune sorcière + vieilles femmes". Bref, la sorcière effraie les esprits étroits par sa sexualité diabolique. C'est aussi pour cela qu'elle inspire autant les travailleuses du sexe, voix parmi d'autres de ce panorama forcément engagé.

Et l'écrivaine de conclure : "En examinant la misogynie dont découlaient les chasses aux sorcières, on peut révéler les origines brutales du sexisme auquel les femmes sont toujours confrontées aujourd'hui". Le bûcher est ardent.

La sorcière, figure réprimée, figure révoltée. © Guy Tredaniel
La sorcière est politique

Si l'on vous dit "sorcière" vous viennent forcément à l'esprit les images de Blanche-Neige et les sept nains, Ma sorcière bien-aimée, Dangereuse alliance. Rien d'étonnant, les sorcières sont les reines d'Hollywood. Mais la sorcière n'est pas seulement pop, non, elle est politique. Somme de regards actuels, le manifeste de Kristen J. Sollee nous le démontre en s'appuyant sur les mauvais sorts que leur inspire leur Némésis : Donald Trump.

On y apprend par exemple que le groupe Collectif Yerbamala désire, à grands coups de poèmes subversifs mis en ligne, "détruire le fascisme grâce à la sorcellerie poétique". Une réaction créative à l'investiture du président américain. Mais il y aussi les articles de Jaliessa Sipress. Cette voix résistante se définit comme une astrologue et sorcière queer. Et dans ses textes, elle en appelle elle aussi à pratiquer la sorcellerie pour "s'entraîner à voir dans les ténèbres, et révéler notre climat politique et social tel qu'il est vraiment".

Pas de panique, la relève est assurée : en juin dernier, les jeunes sorcières qui peuplent la plateforme TikTok ont affirmé à l'unisson leur soutien au mouvement Black Lives Matter - et dénoncé la banalisation des violences policières et raciales. Les mobilisations numériques constituent un large pan de la culture-sorcière d'aujourd'hui. Pour l'autrice, la sorcellerie, quelle que soit sa forme, est une réponse évidente au patriarcat et aux violences qu'il génère : racisme, sexisme, xénophobie, homophobie, transphobie.

Alors, enfourchez votre balais.

Icône pop, icône politique. © Guy Trédaniel
La sororité, c'est de la sorcellerie

De nos jours, des collectifs révolutionnaires (et hexagonaux !) comme Gang of Witches insistent sur la militance anti-capitaliste des sorcières. Mais aussi sur la sororité qui palpite coeur des soeurs de sorts. Sorcières, salopes et féministes, révèle de plus belle l'importance de cette solidarité féminine qui unit les ensorceleuses entre elles. Notamment en nous immergeant au sein des coven, ces groupes militants de sorcières et sorciers.

L'un des plus emblématiques covens de l'ère contemporaine est le collectif W.I.T.C.H, initié par des militantes féministes new-yorkaises en pleine guerre du Vietnam, à la fin des années soixante. Entrer dans un groupe de sorcières et participer à leurs réunions collectives, c'est forger son sens de la communauté bien sûr, mais aussi ses capacités psychiques, son pouvoir de création et de subversion, sans oublier sa sensibilité féministe.

 

Sororité et sorcellerie. © Guy Trédaniel

Et cela, l'artiste visuelle Morgan Claire Sirene l'explique avec émoi au détour d'un encadré : "La sorcellerie a toujours été une affaire d'amitié et de pouvoir de l'amour pour moi, et c'est aussi de cette manière qu'a commencé mon féminisme : en me liant avec des femmes. C'est grâce à mon coven que j'ai appris cela".

Interrogées par l'autrice américaine, de nombreuses voix anonymes nous aident à comprendre à quel point ce "lien" magique importe, en révélant leur propre définition de la sorcière. Car au fond, qu'est-ce qu'une sorcière ? "C'est une créatrice de changement", "une femme à la pointe de la mode qui collectionne des bagues en forme de crâne achetées sur Etsy", "une garce avec du savoir-faire", "un mot utilisé pour diaboliser le pouvoir, l'opinion et les aptitudes d'une femme", "un mélange d'Hermione Granger et d'American Horror Story: Coven", nous répond-t-on pêle-mêle.

Non seulement la sorcière incarne mille choses, mais bien des femmes peuvent s'identifier à elle. C'est cela qui conduit au coven : la conviction que la sorcellerie concerne toutes celles qui persistent à dire "non".

La chasse aux sorcières continue (encore)
La sorcière, figure sans cesse pourchassée. © Guy Trédaniel

Et il faut continuer à dire "non". Car contrairement à ce que vous devez penser, la chasse aux sorcières ne s'est pas arrêtée. Au 21ème siècle, elle se poursuit encore. Nulle allégorie ici : l'organisation non gouvernementale Amnesty International a créé le programme de sensibilisation Women Not Witches ("Des femmes, pas des sorcières") pour sensibiliser l'opinion à la persécution actuelle (et mondiale) des femmes sous couvert de sorcellerie. Dans certaines cultures patriarcales comme celle du Ghana (où l'on trouve carrément des "camps de sorcières"), on croit encore aux ensorceleuses et à la nécessité de les réduire à néant, nous apprend Kristen J. Sollee.

C'est par exemple le cas dans l'État d'Assam, au nord de l'Inde, où la militante Birubala Rabha vient en aide aux citoyennes brutalisées à cause de ces croyances ancestrales. Rabha doit non seulement sauver des vies, mais éclairer les communautés locales quant à la dangerosité de leurs superstitions barbares. Là-bas, la "chasse aux sorcières" n'est pas simplement une expression décochée en l'air. "En dehors de la bulle occidentale, un nombre effarant de femmes sont accusées de sorcellerie de nos jours", prévient l'autrice. En 2011, environ six cent femmes dans ce cas auraient été tuées dans le Nord-Est de l'Inde. Angoissant.

Une salutaire piqûre de rappel pour ceux qui emploient encore "witch hunt" à tort et à travers (coucou Donald).

Sorcières, salopes et féministes, par Kristen J. Sollée.
Editions Guy Tredaniel, 250 p.

 

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