Si on nous avait dit un jour que les (énormes) valises qu'on se traîne sous les yeux depuis dix ans finiraient par être à la mode, on aurait très certainement ri avant de fondre en larmes en implorant qu'on nous laisse dormir tranquille. Et pourtant.
Depuis quelques mois, le réseau social préféré de la Gen Z (personnes né·e·s entre 1997 et 2010) regorge de vidéos de jeunes utilisateur·rice·s qui tracent des marques violettes sous leur regard de biche pour intensifier l'effet "pas dormi depuis 24 heures". Intriguant, libérateur, révoltant ? Beaucoup ont leur avis sur la question "cernes" et sa popularité sur TikTok qui, aussi éphémère semble-t-elle s'annoncer, n'est certainement pas vide de sens.
Décryptage d'une tendance qui fait couler beaucoup d'encre (à défaut de concealer).
"L'objectif est de normaliser les cernes". Dans une interview repérée par le New York Times, Sara Carstens, 19 ans, raconte l'origine d'un mouvement qu'elle estime "beauty positive". Tout est parti d'une séquence postée par ses soins en décembre 2020. Dedans, la jeune Américaine aux deux millions d'abonné·e·s qui se présente comme actrice dans sa bio se filme en train de se maquiller. Un banal tuto beauté pourrait-on penser, sauf que non.
Plutôt que de céder aux standards véhiculés par le monde occidental (comprendre étaler un paquet de fond de teint sous ses yeux pour dissimuler ce que la société considère comme une imperfection), elle s'arme d'un crayon à lèvres couleur pourpre et fait tout l'inverse. Son but : que les cernes soient considérés comme "normaux", et non laids. Et célébrer quelques insécurités au passage.
Dans les commentaires, les réactions sont variées. Il y a les perplexes : "Vous êtes en train de me dire que j'ai tenté de me débarrasser de mes cernes pendant des années et que c'est devenu tendance ?". Les généreuses : "Je peux vous donner les miens si vous le souhaitez". Les ravies : "Je suis si heureuse. Les miens sont énormes." Et celles qui doutent de la sincérité de la manoeuvre : "TikTok prend les insécurités des gens et les utilise comme une tendance et une fois que celle-ci est dépassée, il les jette." On y reviendra.
Sara Carstens explique également s'être inspirée de "l'esthétique femboy". Une façon d'utiliser le maquillage pour faire ressortir ses pommettes, l'arrête de son nez et les creux sous les yeux afin de créer un effet angulaire et androgyne. Un look popularisé par des créateur·rice·s non binaires comme Tatiana Ringsby, qui a défini le style comme "l'expression de la féminité sans la pression de l'exsudation de la féminité".
Un terme que la communauté LGBTQIA + utilise notamment pour définir une forme d'expression qui brouille les lignes entre les genres. "C'est une tendance pour certain·e·s, pour d'autres c'est ce qu'iels sont", précise-t-iel au New York Times. "Je pense que c'est une belle chose d'accentuer un trait qui nous complexe."
Au-delà des supposés bienfaits de la mode sur l'acceptation de son soi physique, il y a ceux sur l'acceptation de son soi psychologique. Alors que la pandémie et ses restrictions s'installent de plus en plus durablement dans de nombreux pays, souligner ses cernes reviendrait à souligner la fatigue de la Gen Z en plein Covid. "Et puis, nous sommes la Génération Z", étaye Sara Carstens. "Nous sommes tous fatigué·e·s et avons de mauvais horaires de sommeil."
Pourquoi cette tranche de la population en particulier ? Parce qu'il s'agit de celle qui se voit le plus affectée par un trouble anxieux généralisé en ce moment (40 % des Français·e·s de 18-25 ans selon un sondage Ipsos de janvier). La faute à une vie sociale au point mort et à des perspectives d'avenir pas franchement plus réjouissantes. C'est aussi celle qui gonfle, plus généralement, les rangs d'une rébellion contre l'injonction à la positivé et au bien-être, par le biais de discussions nécessaires sur la santé mentale engagées, entre autres, sur TikTok. "Il y a une sorte de lassitude du monde que ces jeunes pourraient vouloir exprimer à travers cela", appuie en outre l'historienne Rachel Weingarten.
"On est épuisé·e·s à cause de tout un tas de facteurs et on ne veut plus faire semblant", scanderaient alors les adeptes de l'oeil marqué.
Dans une conversation sur le sujet, plusieurs rédactrices du magazine The Cut s'interrogent justement sur cet angle à contre-courant de la culture "positive attitude". Et soulèvent des points pertinents. "C'est un rejet de l'Instagram ensoleillé [où] 'Tout va bien, je suis parfaite et je bois des smoothies'", analyse la pigiste Stella Bugbee. Un argument que démontent toutefois ses interlocutrices. "Dans ce cas-là, ne pourrait-on pas montrer sa peau au naturel ? Sans maquillage ? Ça ressemble plutôt à une glamourisation des cernes", épingle Kathleen Hou, journaliste beauté.
Alexia LaFata, rédactrice SEO, surenchérit : "En réalité, les adolescent·e·s ne voudraient jamais de poches comme les miennes. Même si c'est une tentative pour les normaliser, ça ne me suffit pas. C'est comme ces marques plus-size qui ne vont que jusqu'à une taille 48 et qui pensent que c'est suffisant."
Sur les réseaux sociaux, d'autres alertent sur la promotion du phénomène "heroin chic", en vogue dans les années 90. Silhouette ultra-fine, teint pâle, cercles noirs autour du regard : des caractéristiques que d'aucuns jugent incompatibles avec un mode de vie sain car forcément liées à des habitudes alimentaires dangereuses, et similaire à cette nouvelle trend.
En août dernier, la tendance makeup "fox eye" ou "oeil de renard" perçait sur les réseaux sociaux. Une gloire aux yeux en amande qui a rapidement été jugée raciste : après avoir maquillé leurs paupières, les adeptes de la tendance (principalement des personnes blanches) posaient en tirant leurs tempes vers l'arrière. L'un des gestes insultants les plus courants envers la communauté asiatique. "C'est contrariant, mais malheureusement pas surprenant que le même regard utilisé par les non-Asiatiques pour insulter les Asiatiques pour la forme de leurs yeux soit maintenant utilisé à des fins esthétiques", déplorait en ce sens l'influenceuse philippine Jordan Santos.
Pour Siddhi Uppaladadium, jeune Américaine d'origine indienne âgée de 17 ans, la tendance "cernes" s'y apparente fortement. A ce titre, elle la trouve d'ailleurs "rebutante". "Les gens de couleur ont toujours ces poches sombres parce que nous sommes plus enclins à l'hyperpigmentation", s'agace-t-elle. "Voir quelqu'un prendre ça, quelque chose dont on s'est moqué et pour lequel on nous a critiqués, pour en faire une mode, ça me bouleverse un peu".
Le Dr Tanuj Nakra, chirurgien plastique et expert en soins de la peau, explique au magazine Your Tango que "toutes les ethnies ayant un taux de mélanine intermédiaire à élevé sont susceptibles de présenter des cernes causés par l'hyperpigmentation". De la pression exercée sur ces personnes pour qu'elles camouflent ce trait, il affirme également : "Le désir subconscient global de voir les cultures plus pigmentées apparaître 'plus blanches' comme réponse paradoxale au racisme systémique ne peut être sous-estimé".
Et que des femmes qui correspondent déjà aux normes érigées en modèle par l'industrie de la beauté reçoivent une attention positive pour la même caractéristique qui était une source de honte chez certaines minorités, d'autres le considèrent carrément offensant. A sérieusement méditer.
Pour l'historienne Rachel Weingarten, une chose reste cependant sûre : quelle que soit notre interprétation - ou notre indifférence - face à cette tendance, il y a de grandes chances pour qu'elle passe rapidement à la trappe, laissant potentiellement la place à un nouveau style révélateur, puissant ou dérangeant, à disséquer allègrement. Vivement.