Batman et Robin sont-ils gays ? Voilà dans les grandes lignes la question qui est revenue obséder les médias ces dernières semaines. La raison ? Le coming out du troisième Robin en date, prénommé Tim Drake, dans le sixième numéro du comic-book Batman: Urban Legends paru le 10 août dernier aux Etats-Unis. Attention, le jeune justicier n'avoue pas ses sentiments envers Bruce Wayne, alias Batman, mais envers Bernard Dowd, l'un de ses vieux amis. Dans l'extrait qui a fait le tour du Web, il accepte ainsi... un date.
Une victoire pour la communauté LGBTQ, notamment les lecteurs et lectrices de comic-books soucieux de voir cette culture majeure évoluer avec le temps. Mais si ce phylactère réjouit, il nous renvoie aussi aux théories qui depuis toujours assaillent le duo de super-héros imaginé par Bob Kane et Bill Finger dans les années quarante. Car c'est un fait, le vaste récit de Batman et Robin ne peut vraiment s'envisager sans évoquer les multiples sous-entendus ayant trait à leur orientation sexuelle.
Un récit qui en dit long sur certaines mentalités. Et pas forcément pour le meilleur.
Ce coming out ferait presque office de happy end au sein de la longue, très longue histoire de l'homme chauve-souris et de ses acolytes. Interroger la sexualité du mythe, c'est en revenir aux prémices de la médiatisation de l'industrie du comic-book – et surtout, de sa diabolisation. En 1954, après quinze ans de diffusion des fascicules Detective Comics (bande dessinée où est né le ténébreux super-héros, dans les pages du 27e numéro), le psychiatre Fredric Wertham publie son tristement célèbre pamphlet The Seduction of the Innocent.
Wertham y passe au crible les comics qu'il juge susceptibles de pervertir la jeunesse, comme Wonder Woman (amazone iconique que l'expert considère comme potentiellement lesbienne) et notre fameux duo, Batman et Robin. Deux hommes vivant ensemble au sein d'un manoir, isolés du reste du monde, et papotant volontiers en pyjama. Analyse de Wertham ? Cette bande dessinée serait "un fantasme homosexuel", à ne pas mettre sous tous les yeux donc. Pour le psychiatre, le simple fait que Bruce Wayne se balade en robe de chambre est suspect.
Cette attaque sur fond d'alarmisme va nourrir les sous-entendus des décennies suivantes, pour la plupart fruits de sur-interprétations du lectorat ou de blagues graveleuses – pour rester poli. Ainsi les fans aiment à rappeler l'existence de cette case du numéro 84 du comic Batman, introduisant l'histoire Ten Nights of Fear (1954) : alors que Bruce Wayne et Dick Grayson (alias Robin) se réveillent au lit, le premier dit au second : "Allez Dick, une douche froide, et un petit déjeuner copieux !". En plus de partager le même lit, Batman et Robin partageraient donc leur douche...
Et ce alors que le manoir Wayne n'a rien d'une chambre de bonne parisienne. Si ce passage reste emblématique, c'est parce qu'il synthétise la manière dont va se forger dans l'imaginaire populaire cette équation entre homme chauve-souris et homosexualité. Ainsi le spécialiste et critique Glen Weldon, auteur de l'ouvrage de référence The Caped Crusade: Batman and the Rise of Nerd Culture, évoque-t-il à l'unisson ces bribes de quotidien traversant les numéros du comic-book Batman durant les années 40 et 50 : Batman et Robin se promenant tout seuls sur une barque, Batman et Robin bronzant tranquillement côte à côte...
C'est globalement par petites touches que cette facette queer s'envisage. Mais plus encore, souligne Weldon, c'est moins cette intimité partagée que la caractérisation de Robin, nourrissant une jalousie quasi maladive à l'égard de son binôme (qu'il soit question de ses associés masculins ou de son entourage féminin), qui a légitimé ces interprétations.
Tout cela peut vous apparaître comme une suite de détails pour geeks, et pourtant, la question de l'homosexualité de Batman est importante. Pas tant par la réponse qu'elle pourrait susciter (spoiler alert : il n'y en a pas), mais par la recontextualisation qu'elle exige. "La relation entre Batman et Robin a souffert de beaucoup de moqueries homophobes, notamment depuis la publication de Seduction of the Innocent", décrypte ainsi Océane Zerbini, créatrice du podcast ciné et littéraire The Lemon Adaptation Club et contributrice à l'émission Blockbusters.
Des amalgames fâcheux quand l'on sait que Dick Grayson, le premier Robin (d'autres suivront, comme Jason Todd, personnage à la fin tragique) est un gosse, un ado "adopté" par Bruce Wayne suite à la mort de ses parents – les darons n'ont vraiment pas beaucoup de chance dans ce monde. Si relation sentimentale et/ou sexuelle il y a, la forte différence d'âge serait très dérangeante, d'autant plus qu'elle ferait écho aux préjugés et stigmatisations les plus archaïques concernant l'homosexualité.
Donc non, ce sous-entendu n'est pas si fun.
Et de nombreux fans accueillent ces interprétations avec prudence. C'est le cas de Glen Weldon. Incollable en "batmania", l'auteur préconise d'interroger la légitimité d'une telle question. "Sortir les phylactères de leur contexte est idiot. La relation de Bruce et Dick est essentiellement celle d'un père et de son fils. De plus, le lien le plus explicitement homoérotique peut exister sans jamais se frotter au désir homosexuel. Interpréter ce qui était clairement censé être un lien familial comme un lien romantique, c'est ce que faisait Fredric Wertham en 1954", cingle l'essayiste à Slate. Weldon voit là une forme de "mépris".
De quoi calmer bien des nerds.
Océane Zerbini partage la même analyse. "Ce qui lie Batman à Robin est une profonde amitié, ainsi qu'un lien paternel. Robin incarne la part d'humanité de Batman, sa facette plus lumineuse, sa confiance en la jeunesse. Chacun des Robin qu'a recueilli Batman vient d'un milieu tout sauf aisé et d'un chemin de vie compliqué voire dramatique. Batman leur donne une seconde chance, et fait de ces acolytes un signe d'espoir", poursuit notre spécialiste des comics.
L'espoir, il faudra peut être l'envisager au gré de transpositions émancipées des saillies réacs. Dans le Batman et Robin de Joel Schumacher par exemple, adaptation kitsch blindée de boutades hors-sol, mais aussi farce gay assumée. Le quatrième volet au cinéma des aventures de l'homme chauve souris, incarné ici par George Clooney, peut se concevoir, autrement qu'en nanar intersidéral (ce qu'il est aussi) : comme un exercice de réappropriation. Le réalisateur homosexuel Joel Schumacher tourne en dérision les "théories" de Fredric Wertham en délivrant une version queer décomplexée du mythe. Un pied de nez à l'homophobie de certains.
"J'aime beaucoup Batman et Robin. Joel Schumacher est quand même parvenu à caser des tétons sur le costume de Batman, dans un film de super héros mainstream ! De plus, Chris O'Donnell, qui incarne Robin, a la vingtaine, et donc, moins ce côté gamin qui rendait ces amalgames si dérangeants auparavant. Même s'il est toujours animé par la jalousie", décrypte l'instigatrice du Lemon Adaptation Club. Schumacher cependant désavouait il y a deux ans encore cette facette LGBTQ. Et se contentait d'expliquer : "Batman et Robin habitent dans la BatCave ensemble, cette rumeur quant à leur homosexualité a donc toujours existé".
Résultat : rien ne semble terminé au sujet de ce sous-texte gay. Mais Robin alors ? Et bien, le coming out de Tim Drake semble rééquilibrer quelque peu la balance, Drake n'étant pas en couple avec Batman. "J'aime l'idée qu'il n'y ait pas entre Tim et son compagnon la relation d'autorité qui caractérise aussi son lien avec Bruce Wayne. J'y vois un rapport plus égalitaire, ne serait-ce qu'au niveau de l'âge", s'enthousiasme Océane Zerbini.
L'air de rien, c'est également un événement au sein de la maison DC Comics, plutôt avare en personnages queer. Il suffit de voir le traitement réservé à Harley Quinn : si l'ex et victime du Joker nous a souvent été présentée en compagnie de la super méchante Poison Ivy, les deux anti-héroïnes (un peu plus que simples colocs) allant jusqu'à échanger un sulfureux baiser en 2015 dans les pages du comic-book Bombshells, on attend toujours de voir cette facette-là sur nos écrans, petits ou grands. En vain.
Le coming out n'est jamais chose aisée pour ces mythes de papier.