Céline Sciamma, c'est un Prix de la Mise en scène à Cannes, 14 ans de réalisation pour cinq longs-métrages, un succès public surprise (Tomboy en 2011) et un film-manifeste devenu phénomène mondial (Portrait de la jeune fille en feu). Ce sont aussi des identités qui se cherchent au gré des âges et des genres, des histoires d'amour queer, des voix marginalisées (lesbiennes, noires, enfantines) qui trouvent à l'écran un fougueux retentissement.
Et c'est donc un nouveau film, le mystérieux Petite Maman, conte moderne en salles ce 2 juin.
Avant même qu'on le découvre, ce dernier film à hauteur d'enfants porte en lui une saveur particulière : celle du changement. Ou de la révolution. Car c'est bien cela que porte sur elle l'ancienne élève de la Fémis depuis les premières séances du flamboyant Portrait cité plus haut. Des festivals aux manifs féministes, des tables-rondes et projos aux marches contre les violences policières, Céline Sciamma a investi l'espace public avec fracas.
Sur les réseaux sociaux, les selfies en sa compagnie entre deux pancartes révolutionnaires côtoient les hommages énamourés à sa "jeune fille en feu" et à son interprète iconique, Adèle Haenel. Tant et si bien que Sciamma l'autrice semble plus que jamais être devenue Céline Sciamma l'emblème politique – en vérité, elle a toujours été les deux. Dans un paysage culturel où les femmes cinéastes aux prises de position si affirmées se font rares, la réalisatrice dénote comme un poing levé dans une foule inerte.
Une iconisation qui s'explique aisément.
"Moins de patriarcat, Plus de Céline Sciamma". Cette pancarte a retenu notre attention lors de la marche lesbienne pour la PMA pour toutes. A l'époque de Naissance des pieuvres (2007), troublant récit de coming of age et love story lesbienne, la réalisatrice remarquée par la critique était une valeur sûre du cinéma français. Aujourd'hui, elle est carrément devenue un slogan. Son nom et son visage circulent aux côtés du profil de "son" indissociable : Adèle Haenel, actrice de Naissance... et du Portrait..., voix majeure du mouvement #MeToo en France, âme soeur (son ancienne compagne), complice artistique, mais pas forcément muse pour autant.
Durant les manifestations féministes de ces deux dernières années, les militantes clignaient de l'oeil à la cinéaste par écriteaux interposés, posaient avec elle sans cacher leur fierté. Et les images de Héloïse, modèle et amante de Portrait, se mêlaient aux photos d'Adèle Haenel, de dos, quittant la cérémonie des César lors du sacre de Roman Polanski. Dans l'inconscient collectif, le cinéma de Sciamma semble englober ses propres causes, celles de son actrice, et celles des mobilisations qu'elles arpentent. Et chaque marcheuse revendique le statut de "jeune fille en feu".
Ses causes, quelles sont-elles ? Nombreuses ! Co-instigatrice du collectif 50/50, l'artiste lutte pour la parité dans le cinéma et l'audiovisuel. Cinéaste lesbienne affirmée (elle faisait la Une de l'excellente revue queer Well Well Well dès 2014), elle se mobilise également pour une inclusivité plus nette à l'écran. En interviews, elle n'hésite pas à évoquer le "female gaze", cette alternative au "male gaze", ce regard masculin de metteur en scène qui applique son désir sur le corps des femmes qu'il filme. Face à ce rapport de pouvoir, elle en appelle à une revalorisation des femmes cinéastes, de leur point de vue et du matrimoine qu'elles constituent.
Et puis il y a aussi, par-delà la lutte sororale pour l'égalité des sexes, des marches comme celles du comité Adama, au sein desquelles là encore, c'est bel et bien le sourire de Céline Sciamma que l'on aperçoit.
"Sa force, c'est son investissement dans toutes ces luttes différentes. Elle porte sur elle un combat intersectionnel. Son engagement transcende ce qu'elle est et c'est ce qui plaît notamment à un jeune public, plus conscient et politisé. Le monde pour elle ne se limite pas à son propre univers. Aux Etats-Unis, c'est plutôt courant ce genre d'engagement pluriel (je pense à la prise de position de comédiennes de renom comme Susan Sarandon), mais en France pas vraiment et c'est pour cela qu'elle détonne autant", décrypte Océane Zerbini, la créatrice du podcast ciné The Lemon Adaptation Club.
Ce rapport au monde l'emmène partout. De la Une de l'Obs à celle du premier numéro de La déferlante, nouvelle revue féministe totalement indépendante, des textes universitaires étoffés au fil de comptes Twitter pop et LGBTQ comme Lesbien Raisonnable, son nom revient comme un leitmotiv.
L'étincelle qui alimente ce feu, c'est bien sûr la fanbase fidèle de Portrait de la jeune fille en feu. A vue de nez, elle comprend aussi bien des ados américaines que des critiques français pointilleux. De YouTube à Instagram, vidéastes, illustratrices et internautes en tout genres célèbrent cette histoire d'amour, de plages, de poses et de toiles. Là même où le mot-clé #portraitofaladyonfire génère plus de quarante mille publications, un compte Insta résume bien la chose : la Portrait Nation.
Sur ce "fandom account" fourmillent dessins, poupées, reproductions de costumes, mais aussi tatouages et photos de manifs. Par-delà le prix remporté à Cannes, la médiatisation de ce cinquième long-métrage et son grand succès critique outre-Atlantique, c'est aussi cette communauté qui explique la résonance toute particulière de Céline Sciamma.
Instigatrice du podcast (et désormais revue) Sorociné, la critique Pauline Mallet l'admet : "C'est assez inédit comme suivi. Des milliers d'internautes sur Twitter et Instagram partagent les adresses où voir ses films et ses conférences, postent des photos d'elle. Un podcast américain tout entier est même dédié à Portrait de la jeune fille en feu, Podcast of a Lady on Fire. Il parle de représentations, de female gaze, de lesbianisme".
Ce portrait, c'est donc celui d'une cinéaste populaire. Ce que Céline Sciamma a toujours été en vérité. Scénariste, elle est capable de passer des films d'auteur d'André Téchiné (Quand on a 17 ans) à l'animation tout public (Ma vie de courgette). Et pour présenter son Portrait aussi politique qu'un essai d'Alice Coffin, ce sont deux blockbusters qu'elle invoque : Titanic et Star Wars. Récemment encore, elle citait le nom le plus populaire de l'animation japonaise, celui de Hayao Miyazaki, pour décrire sa Petite Maman.
"La dimension populaire du cinéma de Céline Sciamma s'exprime justement par ses prises de position. La voir participer aux manifs et poser avec ses participants et participantes renverse l'image de l'artiste dans sa tour d'ivoire. Elle se mêle aux citoyens et à leurs combats, pour ainsi dire au peuple, rappelle qu'elle fait partie d'un tout et que les films doivent dépasser la sphère cannoise, éclater ces barrières", analyse encore Pauline Mallet.
Cette sphère, elle l'a d'ailleurs investie en brisant les codes. Autrice de l'essai Femmes et cinéma, sois belle et tais-toi !, la professeure à Sciences Po Brigitte Rollet se rappelle de sa venue sur la Croisette. "Lors de sa marche sur le tapis rouge, Sciamma a transgressé le code vestimentaire - les hommes en costard, les femmes en robes de soirée. Elle a monté les marches en costume et pantalon. Et ça, c'est déjà politique", explique la spécialiste.
Cette union entre pop et politique, intime et collectif, séduit les Etats-Unis. La mythique émission du Saturday Night Live a dédié un sketch au film, retitré pour l'occasion Lesbian Period Drama. On y voit Carey Mulligan (Promising Young Woman) soutenir cette question ironique : Will these lesbians be lesbians together ? ("Ces lesbiennes seront-elles lesbiennes ensemble ?"). Sur son compte Instagram, la comédienne et stand-uppeuse Amy Schumer a également détourné l'une des scènes de la romance.
Effectivement, ce que défend Céline Sciamma dans son art comme dans ses déclarations fait partie du paysage théorique anglophone depuis des décennies - c'est le cas de la notion de "male gaze" initiée par la critique de cinéma et réalisatrice britannique Laura Mulvey dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema.
Dans son ouvrage Le regard féminin, déclinant à travers divers films (et séries) le concept de Laura Mulvey, la critique de cinéma Iris Brey accorde une place importante à Portrait de la jeune fille en feu. Puisque ce film fait ressentir "l'expérience d'un corps féminin à l'écran", il est selon l'experte l'exemple-même du "regard féminin" : une manière de penser, un point de vue "consciemment politisé", une transgression des conventions de genre. Plus que tout, nous explique Iris Brey, c'est un film qui inclut le public dans son processus de réflexion. Une notion capitale.
A travers les nombreux jeux de regards qui le ponctuent, spectatrices et spectateurs deviennent acteurs de cette expérience. Leurs sens, leurs yeux, mais aussi leurs esprits, sont en éveil constant. Comme s'il n'y avait plus de hiérarchie entre les personnages et celles et ceux qui les contemplent. Ce que leur propose la mise en scène de Céline Sciamma, c'est une immersion collective, à la fois sensuelle et intellectuelle. C'est encore cela qui explique l'élan fédérateur que la cinéaste suscite, dans les salles comme en dehors.
Ce que nous confirme Brigitte Rollet : "Chez elle, il y a toujours un côté très généreux dans sa manière de donner à voir et à penser. Il y a dans son cinéma la simple possibilité de la découverte et du plaisir, oui, mais aussi celle d'aller plus loin, d'explorer d'autres voies, sans exclure personne en chemin".
Un chemin que Petite Maman nous invite à explorer de nouveau. Quitte à trouver un autre public pour l'arpenter ? La créatrice du Lemon Adaptation Club l'espère. "Le nom de Céline Sciamma est-il si familier que cela à toutes les générations en France ? Peut-être pas. Il manque encore un film pour faire parler au-delà de la bulle féministe et cinéphile. Et je suis certaine que Petite Maman pourrait crever cette bulle, toucher un public plus large".
Plus qu'un objet filmique non identifié ("C'est comme si Hayao Miyazaki était une cinéaste lesbienne de 42 ans !"), la podcasteuse voit là "une super porte d'entrée vers le cinéma de Sciamma". On espère que les spectateurs et spectatrices déconfinés s'embarqueront dans cette expérience. Interrogée par Augustin Trapenard dans l'émission Boomerang, la cinéaste, elle, rappelle encore la portée politique de la chose.
"Je suis obsédée par l'énergie d'un film une fois qu'on le dépose dans le monde : comment il va être utilisé, transformé. Ce qui me bouleverse le plus au cinéma, c'est le mystère du rapport entre une image intime et l'imaginaire collectif. Comment une image qu'on a fabriquée dans notre intimité se charge d'un coup d'une puissance collective", raconte-t-elle. Comme une mobilisation qui se vit dans, et en dehors des salles obscures.