2020 sera l'année de Harley Quinn. Harley qui ? Mais si, vous savez, ce personnage génialement interprété par Margot Robbie dans le (très mauvais) Suicide Squad de David Ayer. Complice détraquée et amante du Joker, le plus fameux super-vilain de l'univers Batman, elle est cette femme fatale aux oripeaux légers, aux rires fous et à l'insolence jubilatoire. C'est pour cela qu'enfant, nous aimions tant la série animée Batman, où elle fait office de figure majeure, sautillante et dramatique, complètement déchaînée, frappée du citron et assassine. Se confronter à Quinn peut être fatal et pourtant, elle est terriblement attachante...
Et bien cette année, après avoir fait l'objet de bien des déclinaisons (sous la forme de comic-books, produits dérivés divers et autres dessins animés), dont une série-cartoon délirante lancée l'an dernier, Harley Quinn est de retour au cinéma dans Birds of Prey, en salles ce 5 février. Nous sont narrées les tribulations sanguinolentes d'une Harley Quinn séparée de son sacro-saint (et surtout très malsain) Joker. Une femme libre, donc.
Mais pas seulement. Car le "cas" Harley Quinn n'a rien d'évident. Depuis sa création en 1992, la hors-la-loi turbulente n'est jamais là où on l'attend. A la fois victime et bourreau, elle dérange aussi bien les machos que les féministes. Et c'est pour cela que, près de trente ans après, elle demeure aussi emblématique, suscitant la même question : de quoi au juste est-elle le nom ? Pas de panique, on vous raconte tout.
Mais c'est qui au juste, Harley Quinn ? Une création unique, déjà. Car ce n'est pas Bob Kane (le fondateur de Batman) qui l'imagine, mais le scénariste et auteur de comics Paul Dini. En compagnie de l'animateur Bruce Timm, ce dernier l'intègre à sa série culte Batman : The Animated Series, au début des années 90. Un dessin animé qui a captivé bien des gosses, outre-Atlantique et ailleurs (en France, elle passait sur la troisième chaîne), et qui célèbre les féminités les plus "badass". On y croise des super-vilaines rebelles comme Catwoman et Poison Ivy (une "plante vénéneuse" dont le rouge à lèvres empoisonne les hommes), mais aussi notre chère Harley donc.
Déguisée en arlequin (ce personnage type de la commedia dell'arte dont le costume est composé de losanges), Harley Quinn est la femme de main du Joker, la Némésis clownesque de l'homme chauve-souris. Mais surtout, elle en est l'amoureuse éperdue. Son Joker, elle l'aime à la folie. Hélas, tout en l'aidant dans ses plans machiavéliques, Harley subit régulièrement les "débordements" de celui-ci : sautes d'humeur, insultes, coups...
Des débordements ? Non, des violences plutôt. "Le Joker et Harley Quinn constituent la relation toxique la plus emblématique de la pop culture", soutient Océane Zerbini, créatrice du podcast The Lemon Adaptation Club et rédactrice ciné/séries pour Les Chroniques de Cliffangher. On ne saurait mieux dire. Alors qu'elle ne cesse de lui exprimer son amour, l'arlequine ne reçoit en retour que brimades physiques, hurlements, humiliations. Il n'y a rien de romantique là-dedans. Visionner Batman la série animée, c'était se confronter, entre deux bols de céréales, au phénomène de "l'emprise".
Maintes fois, le Joker renvoie (ou tente de tuer) Harley Quinn, mais toujours elle revient. Cet aspect tragique est au coeur d'une BD elle aussi écrite par Paul Dini et publiée en parallèle de la série animée : Mad Love. On y découvre la genèse du personnage. Ancienne psychiatre de grand talent, Harleen Quinzel (son vrai nom) a dédié de (trop) nombreuses séances à l'un de ses patients : le Joker. Manipulée par celui-ci, elle a fini par provoquer son évasion de l'asile avant de l'accompagner dans ses escapades criminelles...
Harley Quinn est un personnage délirant et imprévisible, se confrontant sans crainte aux justiciers les plus expérimentés avec une irrévérence acidulée. Mais c'est aussi la victime d'un dangereux conjoint. "L'éternel retour de Harley Quinn dans les bras du Joker nous renvoie au schéma de la femme abusée, qui a du mal à partir et revient finalement vers son agresseur", décrypte en ce sens la vidéaste pop-culture Vesper. Un discours limpide dans les épisodes de Batman : la série animée où apparaît le personnage de Poison Ivy. Cette féministe autoproclamée délivre Harley des griffes de son tortionnaire. Et, l'espace d'une escapade à la Thelma et Louise, l'invite à oublier "ce type minable" tout en renversant les mâles oppressifs de Gotham City.
"Il faut s'amuser avec les hommes tout en restant libre", lui explique-t-elle. Quand Harley et Poison sont ensemble (elles partagent un petit appartement), la première se démaquille. "Son maquillage est une forme d'aliénation au Joker. Quand elle n'est pas avec lui on a l'impression qu'elle est elle même : elle vit sa meilleure vie !", développe la vidéaste.
"Aucun homme ne nous fera jamais prisonnières", aime d'ailleurs à lui dire sa "BFF" Poison Ivy. A la fois femme exploitée et adversaire impitoyable, icône explosive (qui s'y frotte s'y pique) et personnage pathétique, Harley Quinn déconcerte. Elle est peut-être l'un des personnages les plus audacieux de l'univers Batman, de par le tabou qu'elle incarne : le regard que la société porte sur les femmes victimes de violences conjugales. Non sans mépris, Poison Ivy la dit "victime" et "soumise", sans vraiment chercher à comprendre sa psychologie. Mais Harley Quinn, elle, ne désire pas être étiquetée. C'est ce qu'essaie d'expliquer ce passionnant billet Medium : elle "ne doit pas être 'simplement' définie comme une victime de violences conjugales".
"La réduire à un 'symbole des abus domestiques' est révélateur de la façon dont les victimes sont traitées [dans la vraie vie] : uniquement comme un 'trope' tragique, plutôt que comme un individu complexe et autonome. Ces conceptualisations sont d'autant plus frustrantes lorsque l'on considère à quel point le caractère de Harley est nuancé. Harley est une femme qui, comme toutes les victimes de violences, est plus qu'un stéréotype. Elle est maladroite, taquine, athlétique, confiante dans son sex-appeal et hautement qualifiée dans toutes sortes de combats", poursuit la blogueuse Cameron Glover. Une réflexion riche, loin d'être si évidente à accepter.
C'est en cela que tout, dans Harley Quinn, incite à l'introspection féministe : ses névroses, l'empathie qu'elle inspire, sa fragilité, sa sexualité libre, son agressivité extrême, son humanité comme son "désordre" mental, mais aussi son assurance, sont autant d'éléments qui se complètent et se contredisent. Bref, Harley Quinn n'a rien d'une personnalité univalente. Elle n'est jamais totalement décomplexée, jamais totalement étouffée. C'est un puzzle qu'il faudrait reconstituer.
Et aujourd'hui, tous ces éloges vont comme un gant à la Harley Quinn de l'actrice Margot Robbie qui, après un Suicide Squad de sinistre mémoire, revient plus furax que jamais dans une véritable ode à sa marginalité triomphante : Birds of Prey. Un projet très personnel, produit par la jeune comédienne, réalisé par la cinéaste indé Cathy Yan, et porté par un casting féminin charismatique à souhait (Mary Elizabeth Winstead, Jurnee Smollett-Bell, Rosie Perez).
Le pitch ? Plaquée par le Joker, notre anti-héroïne préférée est bien décidée à célébrer comme il se doit sa liberté. Mais, dans un Gotham City ébranlé par les éclats d'un psychopathe notoire (l'effroyable Black Mask), Harley Quinn se retrouve vite embarquée dans une affaire de vol de diamant, croisant au fil de ses bastons la route d'une chanteuse érudite en arts martiaux, d'une commissaire persévérante, d'une vengeresse à l'arbalète sensible et d'une gamine experte en vols discrets. Une galerie de féminités dures à cuire au sein de laquelle Harley Quinn fait office d'électron libre.
Oeuvre imparfaite mais jubilatoire, Birds of Prey est un film plus important qu'il n'y paraît. Fascinée par le personnage de Quinn (qu'elle incarne avec beaucoup d'enthousiasme), Margot Robbie met à la fois en avant son passif de doctorante et ses prouesses surréalistes, tout en délaissant la sur-sexualisation qui la caractérisait dans Suicide Squad. "En tournant Suicide Squad, Margot Robbie a dû faire face à de nombreuses contraintes, comme le fait de devoir porter un costume si riquiqui (juste un slip et un petit t-shirt !), au service d'une mise en scène qui la sexualisait énormément", observe Vesper, pour qui ce film "croule sous le poids du sacro-saint male gaze".
Le male gaze, c'est, comme le définit l'autrice et docteure en études cinématographiques Iris Brey, "une vision patriarcale où les femmes à l'écran (et dans la vie réelle) doivent être soumises au regard des hommes pour que ces derniers éprouvent du plaisir et du désir". Une fantasmagorie délaissée par Birds of Prey, qui offre au personnage un tout nouveau vestiaire et une importance radicalement différente. L'émancipation de Harley Quinn, c'est donc aussi celle-ci : passer du "male" au "female gaze".
Et cela n'est pas sans réjouir Océane Zerbini. Pour la journaliste cinéphile, Margot Robbie s'est réellement réappropriée un personnage sous-employé, si ce n'est maltraité et insulté, dans Suicide Squad. Finies les tenues moulantes et les plans plus qu'insistants sur son anatomie. Harley Quinn, c'est autre chose.
"Le fait de voir Margot Robbie revenir en tant qu'actrice et productrice, lui consacrant un film entier selon ses conditions, c'est salvateur, car c'est encore trop rare qu'une comédienne s'empare à ce point d'un personnage dans l'industrie hollywoodienne. Elle reprend le contrôle sur lui et met l'accent sur ce besoin d'émancipation", analyse la podcasteuse, supposant que Birds of Prey "incitera les gens à mieux se renseigner sur Harley Quinn au lieu de la réduire à un cliché de meuf hyper écervelée et désapée".
On vient bien prendre le pari. Car la richesse de Harley Quinn est indéniable. Psychiatre de talent, super-vilaine à nulle autre pareille, se jouant des clichés qu'on lui colle aux basques (dans la série de Paul Dini, il n'est pas rare qu'elle se grime en fliquette "sexy" pour décontenancer les autorités), elle est aussi devenue un emblème pour la communauté LGBT. En 2015, le comic-book Bombshells révèle la véritable nature de sa relation avec sa coloc' Poison Ivy : toutes deux échangent un sulfureux baiser. Joli coming-out.
Un couple lesbien dans un univers d'hommes brutaux, socio si ce n'est psychopathes, le symbole est fort, n'est-ce pas ? Pour autant, cela n'empêche pas certains de nier sa complexité. Voire même, certaines... "Harley Quinn révèle chez les femmes qui la fustigent une sorte de sexisme intériorisé. Elles la méprisent bien souvent en la considérant simplement comme une 'bimbo' délurée. Encore aujourd'hui, elle suscite beaucoup de réactions extrêmes...", s'attriste la créatrice du Lemon Adaptation Club.
C'est certain, au gré de ses métamorphoses éclatantes, Harley Quinn reste la même, à savoir un paradoxe ambulant, échappant même à son créateur. Paul Dini le confesse : il ne s'attendait à ce que ce personnage remporte un tel succès. Mais il comprend pourquoi. Interrogé par Digital Spy, l'auteur explique que Harley Quinn est plus complexe que des figures de "femmes fatales" comme Catwoman et Poison Ivy. Contre toute attente, il la compare à la "femme forte" Wonder Woman, l'Amazone la plus connue de la pop culture.
"Mais là où Wonder Woman défend le droit d'être forte et d'être un modèle positif, Harley est juste là pour s'amuser et faire ce qu'elle a envie de faire, à la fois héroïne et fauteuse de trouble. Quand elle fait le bien, c'est presque par erreur", s'enthousiasme le comic-book artist avant de conclure : bien loin de l'acolyte ou de la petite-amie, postes réduisant les présences féminines à de simples silhouettes, Harley Quinn est une "figure d'autorité", responsable, indépendante et énergique. Quoi qu'on puisse en penser !
Mais plus que cela, elle reste une source de contradictions et de débats (forcément) enflammés, dynamitant autant les codes que les malotrus qui désirent sa mort. Alors que Birds of Prey lui offre une émancipation tant attendue, l'arlequine ne cesse cependant d'osciller d'un contraire à l'autre, entre amoureuse passionnée, souffrant d'un état de dépendance émotionnelle qui la meurtrit, et anti-héroïne à la violence libératrice, tornade humaine envoyant valser les adversaires les plus retors - et libidineux.
"Elle te prouve qu'une femme aura beau être la plus badass au monde, la réalité sera toujours plus compliquée que cela", pondère Océane Zerbini. Bref, Harley Quinn est insaisissable. Et c'est très bien ainsi.