Il y a un peu moins d'un an, nous avions rencontré Camille Emmanuelle à l'occasion de la sortie de Sexpowerment, son superbe essai dans lequel elle mélangeait récit personnel et questions de société. Journaliste spécialisée dans les questions de sexualités et féministe sex-positive, Camille Emmanuelle milite pour la déconstruction des clichés, particulièrement lorsque ceux-ci prennent place dans la chambre à coucher. Mais voilà, comme tout le monde, la journaliste doit payer ses factures et son loyer. Alors, pendant un an, elle a joué les auteures mystères pour le compte d'une maison d'édition spécialisée dans la romance érotique. Armée de son plus beau pseudo à l'américaine et d'une patience à toute épreuve, elle a écrit 12 romans, soit 2 sagas de 6 tomes chacune.
Ce qu'elle a découvert a de quoi faire rougir de honte Anastasia Steele, l'héroïne de Fifty Shades of Grey. Non seulement les romances érotiques se suivent et se ressemblent toutes, elles "fabriquent des fantasmes prêts à consommer", elles "véhiculent des messages nocifs sur le couple, l'amour et le sexe". Des livres formatés, des héros interchangeables, un cahier des charges barbare, des auteurs malmenés, et surtout, une industrie qui semble mépriser ses lectrices. Après une année dans la peau d'une auteure de romances érotiques, Camille Emmanuelle a repris sa plume, cette fois-ci pour dénoncer ce petit manège si bien rodé. Dans Lettre à celle qui lit mes romances érotiques et qui devrait arrêter tout de suite (ed. Les échappées), la féministe sex-positive prend le dessus sur la fabrique à fantasmes. Un essai drôle, bourré de détails croustillants, mais aussi diablement précis et intelligent. On a rencontré Camille Emmanuelle dans un café parisien et on a embarqué avec elle dans les coulisses d'un monde rempli de draps en satin, d'escarpins Louboutin et de filles faussement libérées...
Camille Emmanuelle : Je l'ai écrit très vite en fait. Dès que mon contrat avec la maison d'édition s'est arrêté, je me suis dit qu'il fallait que je note tout ce que j'avais en tête, toutes ces réunions tragicomiques avec les éditrices, toutes les discussions ubuesques autour de mes textes... C'est une expérience assez surprenante. Je ne m'attendais pas à découvrir que le milieu de la romance érotique était aussi formaté. Ensuite, j'ai écrit Sexpowerment donc j'ai mis en pause ce projet. Puis je me suis souvenue que j'avais ce texte de côté et j'ai donc contacté les maisons d'édition.
C.E. : Effectivement. Pour la petite anecdote - je ne citerai personne – mais il y avait des éditeurs qui étaient intéressés mais au sein de leur maison, il y avait des branches romance érotique. Du coup, c'était impossible pour eux de publier mon texte. On m'a aussi dit que les lectrices de romance érotique n'allaient pas vouloir lire mon livre. D'accord, mais il y a d'autres personnes que ça pourrait intéresser, notamment les personnes qui ne connaissent pas ce genre. Je décris un phénomène culturel assez massif. La romance érotique n'est pas une niche, ça cartonne en librairies et sur Internet. C'est un phénomène culturel grandissant, qui brasse beaucoup d'argent, qui a des millions de lectrices. On ne parle pas d'un petit " sujet de gonzesse ".
C.E. : Je sais que certaines maisons d'édition tentent de nouvelles choses en mettant en scène des personnages féminins indépendants et un peu plus forts, ce qui devrait quand même être la base tout de même... Mais de manière générale, la romance érotique est devenue de la littérature prête à consommer. On suit un schéma extrêmement strict : la jeune héroïne rencontre un milliardaire. Ils tombent amoureux mais le milliardaire a aussi une blessure secrète qui l'empêche de s'engager complètement, etc. C'est aussi très formaté au niveau du style : interdiction d'employer des mots compliqués, interdiction d'utiliser des phrases longues, obligation de préciser chaque émotion. On ne laisse pas la place à l'imaginaire. Du côté des scènes sexuelles aussi, on a un schéma. Seulement certaines positions sont autorisées, c'est toujours l'homme pénétrant qui doit faire jouir l'héroïne. Elle-même n'a pas le droit de se masturber.
Je pense que si les maisons d'édition continuent à exploiter ce schéma-là, c'est tout simplement parce que ça marche. Je dis dans mon livre que les personnages de ces romans ont la sexualité de Barbie et Ken. Mais cela se retrouve aussi dans le marketing. Barbie porte parfois un costume d'hôtesse de l'air, mais le lendemain elle est institutrice. Elle est interchangeable. Et c'est pareil pour le milliardaire. Parfois c'est une rock star, parfois c'est un joueur de poker, ou un entrepreneur. Les lectrices disent que c'est une lecture qui permet de se vider la tête et de rêver. Je n'ai rien contre la littérature de gare et la littérature de genre, je savais très bien dans quoi je m'engageais en signant mon contrat. Mais ce que je ne savais pas – et ce qui est quand même très problématique – c'est à quel point ce genre est formaté. Sous couvert de modernité, on est sur un schéma de couple et de pratiques sexuelles très réactionnaires. Au départ, je trouvais ça cool que les femmes lisent Cinquante nuances de Grey. Mais en fait, on fait bouffer aux femmes le McDo de la littérature érotique, c'est là le problème.
C.E. : On fait croire aux lectrices que l'héroïne de romance érotique leur ressemble. Sauf que l'héroïne a des jambes interminables, elle a 20 ans, elle est hyper bien gaulée, elle est élégante, sexy et naturelle à la fois. C'est un modèle féminin qui peut exister dans la vraie vie. Il y a effectivement des filles de 20 ans avec des corps de mannequins, qui ont toujours les cheveux propres (rires). Sauf que les femmes sont extrêmement nombreuses à ne pas se retrouver là-dedans. C'est un modèle féminin que l'on retrouve déjà beaucoup dans la pub, dans les magazines féminins, au cinéma, dans les séries – même si c'est en train de changer de ce côté-là -, c'est donc le modèle prédominant.
Dans notre société aujourd'hui, la femme désirable est jeune, mince, blanche, musclée, sans poils et toujours bien dans les clous. En plus d'être déjà partout, ce modèle féminin se retrouve dans toutes les pages de la littérature érotique contemporaine. Aujourd'hui, si vous cherchez de la littérature érotique sur Amazon par exemple, vous n'allez pas tomber sur Anaïs Nin, Esparbec, ou même Virginie Despentes. Pourtant, c'est dans ces livres-là qu'on a des femmes subversives, grosses, vieilles, un peu salopes, ou des vraies beautés fatales.
C.E. : Je n'ai pas entendu parler de cette étude. Mais de mon côté, j'ai peu étudié la réception parce que je n'étais pas en contact avec mes lectrices, c'est la maison d'édition qui gérait tout. Je ne sais pas à quel point ces livres influencent les esprits, mais je pense qu'ils peuvent avoir une influence négative. Prenons les comédies romantiques ou certaines séries un peu cucul. Ce sont des choses un peu débiles, mais moi-même j'aime en regarder. Mais à côté, je regarde des choses plus intellos ou plus tordues. Le problème de ces romances érotiques, c'est que souvent, le lectorat ne lit que ça. Du coup, il se bouffe à longueur de pages, des montagnes de clichés sur les hommes et les femmes. Evidemment, les lectrices ne sont pas dupes. Elles savent très bien qu'elles ne vont jamais rencontrer un milliardaire et que ce sont des romans faciles à consommer. Il n'empêche que ce sont des lectrices qui ont entre 18 et 25 ans et qui sont biberonnées aux clichés sur les hommes, les femmes, la sexualité et l'amour. Forcément, ça impacte l'esprit à un moment.
Ce qui me fait marrer, c'est qu'il y a beaucoup d'articles et de personnes qui gueulent sur la mauvaise influence du porno sur la sexualité des jeunes. Et c'est sûrement vrai quelque part. Le porno, consommé quotidiennement et gratuitement, ça marque les esprits. Pourquoi est-ce qu'on serait influencé par le porno, la mode et la publicité, mais pas par nos lectures ? Mon essai, je l'ai écrit parce que je lisais partout le côté positif de ces romances. "Enfin les femmes prennent la plume pour parler de cul, enfin les femmes lisent des histoires de sexe"... on nous fait croire que c'est de l'empowerment. Mais personnellement, j'ai découvert que c'était totalement l'inverse, et ça, je ne le lis nulle part.
C.E. : Dans la presse féminine, ça commence à bouger. Je pense que l'arrivée de certains sites et la mise en lumière de certains journalistes qui ont commencé à parler de sexualité de manière différente, a obligé la presse féminine à évoluer. Mais il ne faut pas se leurrer, si les magazines sont frileux, c'est une question d'argent. Ils sont tenus par les annonceurs. Du coup, il y a des choses qu'ils n'ont pas le droit de faire. Par exemple, ils ne peuvent pas publier un article entier sur le porno féministe si Dior a une publicité sur la page d'à côté. Dior va refuser d'apparaître et le magazine va donc perdre de l'argent. C'est pour ça qu'en 2017, on se retrouve encore avec des articles sexo mais toujours glamour. Quant à la maison d'édition pour laquelle j'ai écrit, pour eux, c'est juste un business. Ils sont là pour se faire de l'argent et ça cartonne. Pourquoi changer de modèle économique ?
C.E. : En présentant la romance érotique comme du porno pour femmes parce que c'est soft et glamour, on redivise la fantasmatique. Le crado et le cochon, ce serait pour les hommes, et le mignon pour les femmes. Comme si les femmes ne pouvaient pas aimer le sexe crado et comme si les hommes ne pouvaient pas s'intéresser aux questions amoureuses et au désir. C'est dommage parce qu'au début des années 2000, avec l'émergence du porno féministe et du porno alternatif, on a commencé à voir apparaître un discours différent. Les gens ont commencé à dire qu'il fallait arrêter de faire du porno misogyne mais plutôt faire du porno qui plairait autant aux hommes qu'aux femmes. Donc il y a eu une sorte d'espoir. Là, avec les romances érotiques, on rétropédale, on divise les sexes. L'alternative à YouPorn, c'est pas Cinquante nuances de Grey, c'est un porno différent, sex positive, moins stéréotypé.
Editions Les échappées, 144 pages, 13,90€