"Le grand fossé", titre Libération. "Des César au parfum de scandale", suggère L'Humanité. "Guerre des tranchées", renchérit en toute nuance Marianne. A quelques heures de la 45e cérémonie des César qui se tiendra ce vendredi 28 février à la salle Pleyel, les expressions grandiloquentes s'accumulent. Il faut dire que tensions, contradictions et attentes contrastées s'entremêlent à l'aube de la "grande messe" du cinéma français.
Notamment parce que le dernier film de Roman Polanski, J'accuse, sacré par pas moins de douze nominations, fait face au Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, où flamboie Adèle Haenel. Or, depuis novembre dernier et l'édifiante enquête de Médiapart, l'actrice témoigne, milite et ne cesse de prendre position en faveur du mouvement #MeToo, parlant pour toutes les victimes qui ne le peuvent pas. D'où cette notion de "grand fossé" ou de "guerre des tranchées".
"D'un côté, on trouve la vieille garde, avec Roman Polanski, de l'autre le renouveau, avec une cinéaste comme Céline Sciamma et une actrice comme Adèle Haenel. L'ancien monde versus le nouveau monde !", nous expliquait en ce sens la critique cinéma Iris Brey.
Tensions, également, car cela fait déjà plusieurs semaines que les éclatements, internes et externes, se succèdent autour des César, de l'organisation de l'Académie à celle de la cérémonie. Petit résumé des faits...
A-t-on déjà vécu une période pré-César si mouvementée ? Mi-février, l'Académie a annoncé sa démission collective. Un bouleversement de son organisation et de sa direction qui aurait pour but de "retrouver la sérénité" suite à de nombreux fiascos, à en lire le communiqué officiel. Une tribune signée par des professionnels du monde du cinéma est également venue pointer du doigt le manque de mixité de l'Académie en invitant à sérieusement repenser sa composition pour "plus de démocratie". Le 26 février, c'est finalement la productrice Margaret Menegoz qui a été nommée nouvelle présidente de l'Académie.
Les douze nominations du J'accuse de Roman Polanski ont évidemment généré une vague d'indignation. Alors que le 11 février, une lettre ouverte publiée par de nombreuses associations féministes appelait les votants de l'Académie a "refuser de décorer un violeur pédocriminel qui se pose en victime", il semblerait que l'omerta semble toujours de mise. "Depuis que nous avons publié cette lettre, c'est le silence radio", regrette Céline Piques, porte-parole du collectif Osez le féminisme, interrogée par le HuffPost.
Énième rebondissement : ce 27 février, Roman Polanski a annoncé qu'il ne viendra pas à la cérémonie, afin "de ne pas affronter un tribunal d'opinion autoproclamé prêt à fouler au pied les principes de l'Etat de droit", développe-t-il au sein d'un communiqué officiel. Le réalisateur craint effectivement "que l'irrationnel triomphe à nouveau sans partage". Rappelons que le 8 novembre dernier, une enquête du Parisien révélait une nouvelle affaire de viol dont le cinéaste aurait été l'auteur au milieu des années 70. La photographe Valentine Monnier aurait été battue et violée par le réalisateur alors qu'elle n'avait que 18 ans. En tout, ce sont 12 femmes qui accusent Roman Polanski de les avoir violées.
Or, 12, c'est aussi le nombre de nominations décrochées par J'accuse. Comme le rappelle la philosophe féministe Lise Bouvet au HuffPost, "les douze nominations de Polanski comme les douze femmes qui l'accusent, la symbolique est troublante. C'est à se demander si ça ne relève même pas de l'ordre de la provocation". Une forme de provocation que beaucoup fustigent et qui ne cesse de grossir en ce jour de cérémonie.
Ainsi la cinéaste et militante féministe Amandine Gay s'indigne qu'un (plutôt hallucinant) communiqué officiel du Syndicat français des réalisateurs prenne explicitement position en faveur du cinéaste. Ce communiqué déplore par exemple "le lynchage médiatique" dont Roman Polanksi ferait l'objet, mais aussi "les 12 prétendues accusations" qui l'incrimineraient. Des accusations qui n'ont rien de "prétendues", mais qui à en croire ce texte ne seraient, "faute d'éléments probants", que "rumeur[s]". On croit rêver.
Alors, que faut-il au juste attendre de cette cérémonie qui semble tant scinder la sphère professionnelle et le monde du spectacle ? Des changements, de beaux discours, des prises de position, un boycott ? Ou une perduration de ce statu quo institutionnel et pour ainsi dire académique ? Céline Piques, militante du collectif Osez le féminisme, craint malheureusement que la deuxième option ne l'emporte. "Si Roman Polanski gagne un ou plusieurs prix, et il y a de fortes chances qu'il soit célébré comme il l'a déjà été, ce sera une honte pour la France", s'attriste-t-elle.
Mais cette "célébration" sera-t-elle au rendez-vous ce 28 février ? Alors que le récent lapsus (involontaire, vraiment ?) de la maîtresse de cérémonie Florence Foresti avait tant fait gloser les internautes (l'humoriste avait annoncé "Je suis accusé" et non "J'accuse" en détaillant le palmarès de la cérémonie), teasant d'éventuels tacles caustiques à l'encontre du réalisateur, et que toute une riposte #MeToo s'organise (un rassemblement entre associations et personnalités féministes aura ainsi lieu devant la salle Pleyel ce 28 février à 18h), les voix les plus engagées espèrent évidemment que cette soirée sera l'occasion d'éveiller les consciences.
"Ce soir, quelque chose va changer, dans un sens comme dans l'autre. Ça craque sur les coutures. [...] C'est grâce à la parole qu'une société avance", assure à ce titre Lisa Bouvet, optimiste. Le souci, c'est que cette progression est loin de décoiffer dans l'Hexagone. La critique cinéma Iris Brey le déplore d'ailleurs : "L'expérience féminine est toujours dévalorisée au moment des cérémonies. Les César représentent quelque chose de très emblématique", décrypte la chercheuse, pour qui l'Académie comme la réception critique de J'accuse témoignent "d'un manque de positionnement, si ce n'est une profonde lâcheté, à ne pas vouloir s'emparer du problème Polanski, à ne chercher à comprendre ce que cela raconte de notre société, de notre système de financement, et plus encore d'un pays qui célèbre la culture du viol".
Comme le rappelait Adèle Haenel dans sa récente interview dans les pages du New York Times : "Distinguer Polanski, c'est cracher au visage de toutes les victimes. Ça veut dire, 'Ce n'est pas si grave de violer des femmes'. À la sortie du film J'accuse, on a entendu crier à la censure alors qu'il ne s'agit pas censurer mais de choisir qui on veut regarder."
Mais qui donc cette tant attendue 45e cérémonie des César choisira-t-elle, non pas de regarder, mais de sacrer ? Réponse ce vendredi soir...