De simples touches de bleus posées comme sur une aquarelle. Ainsi se présente la pochette minimaliste du pourtant grandiose Things Take Time, Take Time, troisième et dernier album en date de la musicienne et chanteuse australienne Courtney Barnett, sorti fin 2021. Composé en pleine pandémie, cet opus déploie un éventail de méditations folk entêtantes et douces, pleines de spleen, d'énergie et d'humour - qui fait rire jaune.
Une quête d'apaisement dans un contexte plein d'incertitudes, de la part d'une artiste qu'on a connue plus rock et déchaînée. Mais quel que soit le style qu'elle revendique, la trentenaire native de Melbourne brasse les mêmes obsessions : le rapport à soi et aux autres dans une société qui malmène autant la santé mentale individuelle que le bien-être collectif, notre relation au temps qui passe, à l'agressivité du monde et aux émotions.
La griffe d'une artiste libre, émouvante et vulnérable.
La vulnérabilité, qu'elle s'exprime avec pudeur ou dérision, traverse la vie de Courtney Barnett, de ses chansons à ses prises de parole. La guitariste n'hésite jamais à partager son expérience du monde, à fleur de peau et engagée. Car son art est politique, ne serait-ce que par sa condition : celle d'une musicienne lesbienne gravitant dans une sphère rock où les coming out ne sont pas si courants. Sa compagne Jen Cloher est également musicienne.
Sexisme et homophobie l'alarment. En pleine promo de son second album, Tell Me How You Really Feel (2018), l'artiste l'avoue au magazine musical Pichfork : son oeuvre est née "de la colère, de la frustration et de la tristesse", sentiments qu'elle a essayé "d'affronter au lieu de les repousser". "Je me sentais vulnérable en l'écrivant", poursuit-elle.
Au magazine Vice, elle dit également s'intéresser tout au long de son processus créatif "aux pensées qui finissent par conduire à la haine et à la peur, d'où tout cela prend racine et comment cela finit par devenir du racisme ou de l'homophobie ou quoi que ce soit d'autre". Quand elle écrit ses chansons, elle affirme être particulièrement préoccupée "par tout cela, et la douleur qui en résulte chez tous les gens".
En 2018, Courtney Barnett déplorait le flux de commentaires haineux, "les plus homophobes qui soient", engendré par une publicité iPhoneX célébrant la légalisation du mariage homosexuel en Australie. Une pub où résonne triomphalement sa reprise de Never Tear Us Apart, le morceau du groupe INXS.
Toute cette négativité est comme exorcisée par une création musicale tantôt narrative et rock, acidulée, tantôt folk et introspective. On pense notamment au très marquant son Nameless, Faceless. Courtney Barnett y chante : "Men are afraid that women will laugh at them/Women are afraid that men will kill them". Traduction : "Les hommes ont peur que les femmes se moquent d'eux ; les femmes ont peur que les hommes les tuent". Une citation de Margaret Atwood, l'autrice du célèbre roman dystopique La servante écarlate (The Handmaid's Tale). On ne peut guère être plus éloquent.
Interrogée par Pitchfork, l'artiste a précisé qu'elle ignorait que cette phrase venait d'Atwood, mais qu'elle l'avait vue ressortir plusieurs fois dans les articles qu'elle a l'habitude de lire. "La façon dont cette réflexion est tournée est presque drôle... même si ce n'est pas du tout drôle", explique-t-elle. CQFD.
Courtney Barnett n'est pas seulement une artiste "en colère contre la misogynie et le patriarcat", comme l'énonce à raison Pitchfork. Non, c'est aussi une chanteuse tournée vers la nature. Une sensibilité écologiste qui s'est exacerbée en période de pandémie, contexte de confinement consolidant son lien avec les arbres, les animaux et les rivières. En 2021, elle les met en scène dans le clip de sa chanson Before You Gotta Go, au sein duquel elle enregistre les sons d'un environnement naturel vivant et complice.
Des images qui concilient poésie, décalage et authenticité, synthétisant bien sa personnalité. Une personnalité où subsiste une forme de mélancolie, voire un profond désespoir. Comme lorsque des feux de brousse ravagent l'Australie à la fin 2019 par exemple. "J'étais vraiment triste à ce moment-là, mes amis ne savaient pas comment m'aider", témoigne-t-elle à Rolling Stone. De là est née sa chanson Write a List of Things to Look Forward To : un appel à se concentrer sur les lendemains qui chantent, malgré tout.
Un an plus tard, c'est en contemplant l'énorme arbre qui fait face à sa fenêtre que Courtney Barnett trouvera l'inspiration pour son dernier album. Le cycle des saisons, détaille-t-elle au magazine, est une métaphore qui lui tient beaucoup à coeur. Il faut dire que la nature, dans le spectacle qu'elle offre, résume bien l'art de Courtney Barnett : deviner la force qui se faufile parfois derrière les plus infimes détails autour de nous.
"Je tente de reconnaître les petites choses du quotidien, de réaliser qu'elles sont aussi importantes que des pensées... J'ai commencé à écrire dans ma jeunesse par curiosité pour le monde. Peu à peu, j'ai eu envie de le démonter pour en voir les rouages et le réassembler ensuite en écrivant", détaille-t-elle ainsi à Télérama. Et dans cette déconstruction, l'intime est toujours politique.
Une écriture qui touche là où il faut : notre corde sensible.