Nous l'avons tant aimée, dévorant chaque épisode avec autant d'effroi que de gourmandise. Lorsque le pilote de The Handmaid's Tale a débarqué en avril 2017 sur nos écrans, ce fut un choc. Dans une ambiance ouatée à la Vermeer, nous avions rendez-vous avec l'horreur pure : une femme contrainte par une autre femme et violée par un homme. Une "cérémonie" monstrueuse, froide et mécanique, dans le silence d'une belle demeure victorienne, éclairée à la douce lueur des bougies. Nous découvrions la République de Gilead.
Soudainement, la dystopie glaçante de l'autrice Margaret Atwood tendait un miroir à notre société en équilibre précaire et nous opposait cette question vertigineuse : "Et si ?". Car dans The Handmaid's Tale, l'inconcevable s'est immiscé dans les failles d'un pays tétanisé par la peur. Et l'horreur s'est sédimentée sur les renoncements, les négligences et le fanatisme. Sans ménagement, une série nous confrontait au précipice.
"Cette série montre à quel point les droits des femmes sont menacés et peuvent basculer à tout moment, tout comme les libertés. Elle donne à voir les dégâts causés par une société patriarcale, mais aussi une dictature fasciste. Et c'est quelque chose qui guette dans divers endroits du monde", analyse la philosophe Sandra Laugier, autrice de Nos vies en séries: philosophie et morale d'une culture populaire. "On y trouve une approche bio-politique passionnante : comment le pouvoir s'exerce par une forme de maîtrise du corps des femmes. Que ce soit au plan sociétal et au plan de la réflexion philosophique, c'est très fort et original."
A travers la trajectoire de June, de sa chair martyrisée, de son regard brut sur l'innommable, la saison 1 offrait un uppercut télévisuel majeur. D'autant que ce récit puissamment politique et visionnaire (le livre a été écrit en1985) entrait en résonnance avec l'élection de l'autoritariste Donald Trump et au moment même où des milliers de femmes déferlaient dans les rues coiffées de leurs pussy hats roses. L'autrice s'en amusait presque : "Ce n'est pas nouveau que La Servante écarlate soit une référence durant une élection. Mais ce n'a jamais été aussi vrai depuis le 9 novembre 2016."
En effet, dès son entrée à la Maison Blanche et durant les quatre années de son mandat, Donald Trump et ses partisans ont malmené les droits des minorités, esquintant des acquis que l'on pensait inamovibles à grands coups de décrets, de coupes budgétaires et de soutien aux lois anti-avortement les plus répressives. Et les silhouettes rouges des servantes ont commencé à hanter cette actualité brutale, au point de devenir le symbole de ces violences faites aux femmes, manifestant aux coins du pays, de Portland à Washington.
Au-delà de cette acuité politique, c'est aussi toute la pertinence des thématiques féministes qui ont fait de The Handmaid's Tale un objet passionnant à regarder et disséquer. Des explorations sur le consentement, le droit à disposer de son corps, la GPA, le "care", la sororité, mais aussi l'intersectionnalité.
"L'un des éléments frappants et subversifs de cette série a été de donner à voir la participation des femmes de la classe dominante à l'exploitation des femmes. Le féminisme est perçu comme une solidarité entre toutes les femmes. Or là, nous observons, notamment à travers le personnage de Serena Waterford (incarnée par Yvonne Strahovski-ndlr), que les femmes contribuent aussi à l'oppression", analyse Sandra Laugier. "Serena est dominée dans la société patriarcale, elle a dû abandonner son travail, c'est une victime. Mais elle trouve d'autres femmes à opprimer. Le fait que des femmes soient mises au service d'hommes et de femmes, c'est quelque chose de très réel dans notre société."
Pourtant, une fois le choc initial de la saison 1 passé et une saison 2 délicate dans son exploration des relations complexes entre June et Serena, le show s'est mis à tourner à vide et à bégayer. Ces gros plans sur les yeux embrumés d'Elisabeth Moss mâchoire serrée, ces monologues en voix off, ces ralentis léchés... Et surtout, cette héroïne qui subit les pires atrocités mais persiste à rester, encore et encore dans l'enfer de Gilead, en dépit de toute logique. June la résistante, la résiliente, a fini par agacer. Et la série et ses gimmicks à lasser. La tension dramatique s'est progressivement érodée pour ne laisser affleurer que du malaise, voire de l'ennui. "La série est devenue stationnaire dans son histoire et dans le lieu, presque étouffante. Ce filon exploité jusqu'à la corde est apparu très répétitif", concède Sandra Laugier.
Et puis il y a cette violence physique et psychologique infligée aux personnages féminins, cette surenchère de sévices toujours plus inventives et éprouvantes, et filmée avec un soin confinant à l'esthétisation. Jusqu'à provoquer l'écoeurement chez certain·e·s. La série qui interrogeait la brutalité de la société patriarcale n'a-t-elle pas fini par se vautrer dans la complaisance et même une fétichisation de l'oppression ?
Pour Sandra Laugier, il apparaît pourtant important de ne pas détourner le regard. "Il y a une forme de répugnance à regarder ces violences faites aux femmes alors qu'elles sont une réalité et il y a une nécessité à mettre cela en évidence. Si d'autres séries ont montré récemment la violence de façon plus réaliste, comme I May Destroy You, The Handmaid's Tale est la seule qui dénonce le patriarcat en tant que tel. Une société contrôlée par les hommes va par définition être violente envers les femmes. Et c'est essentiel de le rappeler."
Alors que nous avions laissé June blessée après être parvenu à faire s'échapper 86 enfants vers le Canada, faut-il continuer à la suivre, en dépit de notre désamour latent ?
(Attention spoilers- nous n'avons pu visionner que 5 épisodes sur 10 de cette saison 4)
"Oui, cette saison 4 met paraît tout à fait pertinente", tranche Sandra Laugier. "Il semblerait d'ailleurs que l'on insiste beaucoup moins sur la souffrance et plus sur la combativité. D'ailleurs, June devient une combattante dotée d'une force physique développée. On passe enfin à la lutte, c'est intéressant dans le contexte actuel."
Car oui, après le jour sans fin de l'héroïne ("June se révolte-June est capturée-June est punie"), les nouveaux épisodes offriront une échappée à l'extérieur de Gilead. Comme un clin d'oeil à la bouffée d'air salutaire de l'élection de Joe Biden après le huis clos cauchemardesque de la présidence Trump. Mais avant cette évasion tant attendue, il faudra en passer par une énième séquence éreintante (l'épisode 3) dans laquelle June semble avoir atterri dans un grand huit du châtiment à la Saw. "Je suis prête. S'il-vous-plaît, juste tuez-moi", murmure-t-elle. A croire que les scénaristes ont pris un malin plaisir à s'auto-caricaturer pour mieux nous berner et nous embarquer ailleurs.
Derrière cet épisode 3 hybride et étonnant, qui sert de point de bascule à cette nouvelle saison, on retrouve Elisabeth Moss herself à la réalisation. "Il y a une volonté d'empowerment de l'actrice", note Sandra Laugier. "Depuis le début, l'une des caractéristiques de la série, c'est ce regard proprement féminin, ce female gaze. Et là, cela devient réel puisque l'héroïne se filme elle-même. C'est emblématique."
Dès lors, la série semble progressivement se réinventer, en suivant par exemple l'émouvant binôme June-Janine dans un road-trip sous haute tension digne de The Walking Dead ou à travers la reconstruction des ex-prisonnières. Ainsi, le beau personnage de la "Martha" Rita sortira enfin de l'ombre, son émancipation épousant en filigrane la question raciale, écho au mouvement Black Lives Matter qui a secoué les Etats-Unis en 2020.
Alors oui, on ressort essoré·e de The Handmaid's Tale. Et oui, ses redondances et ses outrances ont pu nous excéder. C'est une série aussi picturalement splendide que narrativement mal aimable. Et c'est sans doute ce qui en fait une oeuvre aussi nécessaire et passionnante aujourd'hui. Parce qu'elle s'empare du réel derrière ses oripeaux fictionnels. Si le commandant Waterford est aussi flippant, ce n'est pas parce qu'il porte un masque de cuir ou brandit une hache : c'est parce qu'il ressemble à ce collègue un peu trop enveloppant qui peut nous agresser dans un ascenseur un mardi soir. Et si la fondamentaliste Tante Lydia nous fait frissonner, ce n'est pas tant parce qu'elle prend son pied en blessant les femmes, mais parce qu'elle croit viscéralement que cela les "sauvera". Et que cette dérive, cette hypothèse-là se trouve sous nos yeux.
En explorant cette Amérique scindée et dévastée hors des murs de Gilead, métaphore du champ de ruines laissé par Trump, mais aussi la puissance de la résistance, The Handmaid's Tale porte plus que jamais cette colère sourde, ce souffle rageur, mais aussi cette lueur d'espoir. "Nous ne nous cachons pas, nous nous battons", assène June. L'heure de la lutte a sonné, laissant entrevoir ce fameux "monde d'après". Et on s'en réjouit.
The Handmaid's Tale saison 4
Sur Hulu et en France sur OCS dès le 29 avril 2021