Société
Ce que l'élection de Joe Biden pourrait (concrètement) changer pour les Américaines
Publié le 13 novembre 2020 à 16:52
Par Catherine Rochon | Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Joe Biden réparera-t-il le mal causé par quatre années de trumpisme ? Sera-t-il un président féministe ? Et quel rôle tiendra sa vice-présidente Kamala Harris ? Elements de réponse avec la spécialiste des mouvements féministes aux Etats-Unis, Hélène Quanquin.
Quel programme de Joe Biden pour les femmes américaines ? Quel programme de Joe Biden pour les femmes américaines ?© Adobe Stock
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"Pour des dizaines de millions d'Américains, le long cauchemar national est terminé", a lancé le journaliste-star de CNN Jake Tapper le 7 novembre dernier, lorsque le fameux "call" est enfin tombé à 17h24 (heure française), à l'issue de quatre jours de décomptes éprouvants. Un résumé cinglant du mandat de Donald Trump, qui, en l'espace de quatre ans, a profondément divisé le pays, attisé les tensions raciales, ignoré la crise climatique et détricoté les droits des femmes.

Au terme d'une ère marquée par l'outrance et la brutalité, c'est peu dire si l'élection du démocrate Joe Biden a soulevé une immense vague d'espoir à travers la nation. Des aspirations utopiques ? Après avoir vu leurs droits reproductifs menacés par l'administration Trump, que peuvent attendre les Américaines de ce nouveau président ? Quel est son agenda féministe ? Quel poids aura sa vice-présidente Kamala Harris ?

Nous avons interrogé Hélène Quanquin, professeure à l'Université de Lille et spécialiste des mouvements féministes aux Etats-Unis, autrice d'un ouvrage sur les hommes féministes au 19e siècle (Men in the American Women's Rights Movement, 1830-1890).

Terrafemina : Quel bilan tirez-vous du mandat de Donald Trump, notamment en matière de droits des femmes ?

Hélène Quanquin : Un bilan négatif, bien sûr. Il est revenu sur des acquis de plusieurs décennies et a installé un potentiel de nuisance future pour les droits des femmes avec la nomination de trois juges conservateurs à la Cour suprême (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett - Ndlr), des juges qui ont pris des positions contre le droit à l'avortement, contre les droits des femmes en général, mais aussi contre les droits des minorités sexuelles- la question du mariage pour tous risque de revenir sur le devant de la scène. Ces nominations font que la majorité à la Cour suprême est aujourd'hui conservatrice et cela pourrait peser sur les droits reproductifs.

L'administration Trump a aussi remis en cause le financement du Planned Parenthood (le planning familial américain). Ajoutons à cela la question du harcèlement sexuel, notamment sur les campus : les décisions de son administration rendent les choses plus compliquées pour les femmes qui en sont victimes. Sans compter le retrait des financements fédéraux à toutes les organisations de l'étranger qui parlent d'avortement.

Et il y a évidemment ce climat dégradé, un président accusé d'agressions sexuelles à de multiples reprises, ce qui est peu propice symboliquement au combat des femmes.

 

Donald Trump a-t-il été un déclencheur, malgré lui, de cette nouvelle vague féministe à laquelle on assiste ces dernières années ?

H.Q. : Il a cristallisé des mécontentements, des luttes qui étaient déjà là, mais qui étaient peut-être moins visibles. Cela a commencé avec la marche des femmes dès janvier 2017, en réaction à son élection. Mais les mobilisations de ce type ne se créent pas du jour au lendemain : elles sont le fruit de mobilisations antérieures, car le mouvement féministe existait avant. Rappelons que le hashtag #MeToo n'a pas été créé en 2017 mais en 2006... Disons que le discours et le comportement outranciers et misogynes de Donald Trump ont concentré toutes ces luttes. Et il aura "permis" à différentes luttes de converger.

On se rappelle aussi de la forte mobilisation des femmes candidates lors des élections de mi-mandat en novembre 2018. Même si on n'a toujours pas réglé la question de la parité, elles sont rentrées en plus grand nombre au Congrès, notamment avec des figures très charismatiques et emblématiques comme Alexandria Ocasio-Cortez. On a pu observer que cet engagement s'est poursuivi lors de ces élections législatives 2020.

D'où le retour de bâton infligé par les électrices dans les urnes ?

H.Q. : Il y a eu un engagement des femmes qui était là depuis longtemps, mais qui a pris une dimension encore plus importante, notamment chez les femmes noires. Depuis plusieurs années, elles sont la clé de beaucoup d'élections. Ces électrices noires se sont mobilisées en masse, notamment pour garantir le droit de vote et la participation aux élections. Le parfait exemple, c'est l'activiste Stacey Abrams, qui avait été victime de ces restrictions au droit de vote lors des élections en 2018. Elle a organisé la mobilisation pour l'accès au droit de vote et est probablement responsable de la victoire de Biden en Géorgie (même si on attend les résultats définitifs), alors que c'était à la base un Etat plutôt républicain.

Globalement, les femmes issues des minorités ont fait la différence et elles se sont mobilisées encore davantage au vu de l'enjeu très important de cette élection présidentielle. En Arizona par exemple, les Amérindien·ne·s se sont énormément investi·e·s et ont fait basculer l'Etat chez les démocrates.

Du côté des femmes blanches, les résultats n'ont pas trop bougé. Les femmes de banlieue ont été très choquées par le style de Donald Trump et s'en sont détournées sur certains aspects, mais je ne pense pas qu'elles aient fait pencher la balance.

Donald Trump et Joe Biden lors du dernier débat le 22 octobre 2020 © Abaca
Quelles mesures en faveur des droits des femmes va-t-on pouvoir observer dès l'investiture de Joe Biden ?

H.Q. : On peut d'ores et déjà dire qu'en termes de représentation, ce n'est pas anodin d'avoir une vice-présidente, racisée de surcroît. Biden s'est engagé également à nommer une femme noire s'il y avait une vacance à la Cour suprême. Il aura à coeur de promouvoir la parité et la diversité au sein de son cabinet, ce qui était loin d'être le cas de Donald Trump.

Par ailleurs, Joe Biden a promis de redonner le financement au planning familial et réinstaurer les fonds aux organisations pro-IVG. Il veut aussi aller plus loin sur la garantie de l'égalité des salaires. En 2009, c'était la première loi signée par Obama et Biden l'avait soutenue.

Il s'est engagé aussi sur la question du salaire minimum à 15 dollars et on sait bien que la majorité des personnes qui ont un salaire minimum, ce sont les femmes et les groupes minoritaires.

Il pousserait également l'amendement sur l'égalité des droits qui pourrait faire partie de la Constitution, vieux cheval de bataille du mouvement féministe des années 20, réactualisé dans les années 70, mais qui avait échoué à l'époque.

Enfin, Biden s'est engagé à faire une loi sur l'avortement au niveau fédéral, ce qui n'est pas encore le cas actuellement, puisque que pour le moment puisque c'est l'arrêt de la Cour suprême qui prévaut. Mais cela dépendra du Sénat, dont ne connaît pas encore la majorité.

Le Sénat pourrait-il bloquer toutes ces promesses ?

H.Q. : On ne sait pas si les Républicains auront la majorité ou s'il y aura égalité des sièges Républicains-Démocrates, car deux élections en Géorgie vont se jouer début janvier. Ce sont des sièges très importants, d'où l'action primordiale de Stacey Abrams. Et il y aura de nouveau une forte mobilisation.

S'il y a égalité des voix, c'est la vice-présidente qui présidera le Sénat et serait chargée de départager. Cela serait évidemment plus favorable pour pousser des lois qui aillent plus dans le sens de l'égalité des droits. Si le Sénat est républicain, ce sera plus compliqué car sa marge de manoeuvre sera réduite. On a connu cela pendant l'une des parties de la présidence Obama et cela a abouti à une sorte de paralysie.

Sur pas mal d'enjeux, on note une véritable volonté de Joe Biden. La pression de l'aile gauche du parti démocrate sera assez décisive pour pousser un programme véritablement féministe. Il y a beaucoup d'espoirs, mais qui risquent d'être limités par toutes ces considérations du système politique compliqué aux Etats-Unis.

Kamala Harris en meeting en Caroline du Nord le 21 octobre 2020 © Abaca
Quel rôle pourrait tenir Kamala Harris ? Aura-t-elle plus de poids que ce qu'on attend d'un·e vice-président·e ?

H.Q. : Je pense, oui. Parce que les vice-président·e·s ont le pouvoir qu'on veut bien leur donner- à part quelques exceptions comme Dick Cheney avec George W Bush. Mais habituellement, les "VP" sont choisi·e· s parce qu'elles ou ils sont complémentaires.

Kamala Harris est d'abord appelée à avoir plus de poids dans l'administration : c'est le message que Biden a voulu faire passer tout au long de la campagne.

C'est une ancienne procureure et elle s'est notamment illustrée lors des auditions. Elle débat très bien, elle fait des interrogatoires très serrés. Elle a une force de conviction qui pourrait être mise au service de l'administration de Joe Biden. Harris est plutôt modérée à la base, mais selon le débat, elle peut devenir une force progressiste et prendre en charge certains enjeux.

Et puis le fait qu'elle soit la première femme et racisée de surcroît est un poids symbolique important. Elle a des qualités indéniables que l'équipe Biden sera amenée à utiliser. Elle pourrait d'ailleurs se présenter soit en 2024, soit en 2028 à la présidentielle... Clairement, je ne la vois pas être effacée.

Sa vice-présidence est-elle un galop d'essai avant la course à la présidence ?

H.Q. : Si Joe Biden décède pendant son mandat, c'est elle qui deviendrait présidente. L'autre cas de figure qu'on privilégie, c'est que Joe Biden ne se représenterait pas à 81 ans en 2024. Et en tant que vice-présidente, Kamala Harris serait plutôt bien placée. Elle a cette ambitieuse claire, et cela paraît naturel.

En France, nous avons tendance à cristalliser autour de la personnalité très médiatisée d'Alexandria Ocasio-Cortez. Mais il y a fort à parier qu'elle ne sera jamais présidente au vu du paysage politique actuel...

H.Q. : Lors des prochaines présidentielles en 2024, Alexandria Ocasio-Cortez aura 35 ans, l'âge auquel elle peut se présenter. On la met beaucoup en avant. Personnellement, je la trouve très impressionnante : c'est une très bonne oratrice, elle a une très bonne compréhension de l'Histoire des Etats-Unis, de ce qui se joue dans la société. Mais elle représente une aile gauche du parti démocrate et est donc minoritaire pour le moment...

Plein de choses peuvent évoluer d'ici 2024. Il y a beaucoup de femmes qui peuvent aujourd'hui prétendre à être la première présidente des Etats-Unis, comme Stacey Abrams par exemple. Mais j'aurais plutôt tendance à dire que Kamala Harris est la grande favorite. En tout cas, ce qu'il est important de souligner, c'est qu'on puisse imaginer plusieurs femmes devenir présidente d'ici quelques années. Cela diffère beaucoup de la France.

Justement, quelles leçons la France peut-elle tirer de l'émergence des figures féminines en politique aux Etats-Unis ?

H.Q. : Le parti démocrate dès les années 60-70 s'est positionné comme un parti soutenant les enjeux féministes, alors que le parti républicain devenait associé au conservatisme, à l'évangélisme... Car en réalité, c'est le parti démocrate qui suscite les candidatures féminines. On reste à 20% d'élues femmes chez les républicains contre 40% chez les démocrates.

Il y a eu l'action des organisations qui se sont mobilisées pour lever des fonds pour les candidates, comme la Emily's List, créée en 1985, un groupe qui aide à l'élection des femmes qui sont en faveur du droit à l'avortement.

Il faut rappeler qu'il y a aussi beaucoup plus de positions éligibles aux Etats-Unis qu'en France car ils ont plus d'élections. Ce sont souvent des tremplins qui permettent aux femmes de monter progressivement. Et il y a également des mouvements profonds pour les droits civiques, des mobilisations sur le terrain, cette capacité plus valorisée à passer du militantisme à la politique plus traditionnelle, l'organisation Women's March qui a beaucoup mobilisé, le mouvement Black Lives Matter, la campagne du démocrate Bernie Sanders qui a suscité beaucoup de candidatures chez les femmes, des politiques fondées sur la promotion de la mixité... Tout cela participe à la situation actuelle aux Etats-Unis.

Ce n'est pas une situation idéale, loin de là, car il n'y a toujours pas suffisamment de femmes élues au Congrès. Mais cette émergence des femmes américaines en politique est le résultat de politiques conscientes et d'un volontarisme plus important aux Etats-Unis. Comme le répètent souvent les militant·e·s : il ne faut pas attendre qu'on vous donne l'égalité, il faut aller la chercher.

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