C'était il y a quatre ans seulement - déjà, diront les nostalgiques. Une jeune chanteuse et musicienne défrayait la chronique musicale, et le monde, avec un album vertigineux dont l'intitulé avait tout du poème romantique : Melodrama. Mélancolique, mélodique, mélodramatique... Ainsi pouvait on alors définir Lorde, Ella Marija Lani Yelich-O'Connor de son vrai nom, prodige néo-zélandaise de seulement 20 ans devenue reine de la pop intimiste.
Melodrama, second album, venait confirmer dans les charts le succès retentissant d'un très remarqué premier opus, Pure Heroine, acclamé au Royaume Uni, aux Etats-Unis, en Australie... De l'eau a coulé sous les ponts depuis. Aujourd'hui, l'icône des teens spleenétiques a 24 ans et propose un tout nouveau projet musical, Solar Power. Un album surprenant qui nous renvoie à la folk psyché des années 70, et en dit long sur l'audace de son instigatrice, jamais vraiment là où on l'attend.
Derrière cet opus se retrouve le nom de l'auteur et compositeur Jack Antonoff, qui a - notamment - apporté ses compétences à deux des meilleurs albums de Lana Del Rey (Norman Fucking Rockwell, Chemtrails Over The Country Club). Comme "Lana", Lorde a marqué son époque avec ses airs entêtants.
La pochette de Solar Power a fait couler de l'encre et réjouit les fans (nombreux) de Lorde. Il faut dire que la chanteuse s'y dévoile en tenue d'Eve. Une idée audacieuse, artistique (en revenir à une forme d'insouciance créative, émancipée des diktats de la sphère musicale) et finalement logique : comme à son habitude, la vingtenaire a décidé de se mettre à nu, avec ce troisième album faisant une nouvelle fois la part belle à l'introspection. On en attendait pas moins de la double lauréate des Grammy Awards.
Native d'Auckland, fille d'ingénieur civil et de poétesse, Ella Marija Lani Yelich-O'Connor passe son enfance à nourrir ses diverses passions : le théâtre, la lecture et bien sûr, la musique (Lorde est une férue de jazz mais aussi de pop tendance Lady Gaga ou Kate Bush). Fan comme bien des ados de l'indignation sourde du romancier américain J.D Salinger (L'attrape-coeurs), c'est son écriture que la jeune fille va minutieusement peaufiner. A douze ans seulement, elle est repérée par Universal (rien que ça) par le biais d'un concours de talents.
A 15 ans, l'élève de la Takapuna Grammar School (une école secondaire néo-zélandaise) suit avec assiduité des cours de chant et propose déjà, après plusieurs performances au sein d'un duo, ses premières chansons originales sur scène. C'est finalement en 2013 que sort son sensationnel premier EP, The Love Club. Un vrai succès sur les plateformes de streaming, où ses sons cumulent des dizaines de milliers de vues, et qui tease quelque peu celui, plus considérable encore, de Pure Heroine, premier album débarquant deux ans plus tard.
Dès l'année 2013, la chanteuse devient la plus jeune artiste à squatter la première place du hit-parade britannique. En 2014, celle qui se fait alors appeler "Lorde" ("Lord" au féminin, sa seigneurie si vous voulez) se voit sacrée par le Grammy Award de la meilleure chanson de l'année pour son Royals.
Elle a 17 ans, sa vie d'ado se retrouve chamboulée. Mais Lorde garde les pieds fermement ancrés dans la réalité. "J'avais des limites extrêmement saines lorsque j'étais ado", se rappelle-t-elle lors d'une interview au Irish Times. "Il y avait des choses que je ne faisais pas si je n'étais pas à l'aise. Je portais les vêtements que j'aimais porter. Je portais des costumes parce que j'adorais les costumes. Je me sentais puissante en les enfilant."
Et pas question de laisser le public commenter son physique, sexualiser sa silhouette de teenager. "J'ai en quelque sorte fermé la porte à toute discussion sur ce sujet. J'étais assez déterminée à ce sujet. Je ne voulais pas que les gens parlent de ce à quoi ressemblait mon corps. J'étais une enfant. Et je n'étais vraiment pas 'dans' mon corps. En tant qu'adolescente, vous portez en quelque sorte votre corps comme une tenue qui ne vous va pas encore", souligne-t-elle. "Au final, je pense que cela a fonctionné. L'apparence de mon corps n'est pas un grand centre de curiosité aujourd'hui. Ce qui, je pense, est en partie dû aux bases que j'ai posées à l'adolescence."
Trois ans plus tard, avec son second album Melodrama, plus libre et exigeant, la Néo-zélandaise touche du doigt une reconnaissance critique unanime. A peine débarquée dans le game, et déjà une reine. Il faut dire que le style de Lorde fait mouche : ses chansons glissent sur une toile d'araignée où s'entrecroisent folk, pop et electro.
Les bonnes ondes néo-zélandaises traversent avec succès les frontières. Et Melodrama débarque carrément en première place du Billboard américain. Le très réputé site musical Pitchfork saluait alors un opus carrément "magistral". On retrouve dans ses textes les obsessions récurrentes de Lorde : la confusion des sentiments, les nuits qui s'éternisent, les tourments romantiques et autres chagrins éphémères.
Une douce amertume très générationnelle. Pour bien des voix, la dimension d'autrice de Lorde (jeune femme à part écrivant ses propres chansons sans se soucier des recettes à tubes) a préfiguré l'entrée sur scène des représentantes les plus exigeantes de la scène pop et folk actuelle, de Billie Eilish à Clairo en passant par Olivia Rodrigo.
"Quand j'ai composé Pure Heroine, j'étais une ado, avec tout ce que cela implique : on a l'impression que tout tourne autour de soi et de ses amis à l'école. Et puis j'ai senti que je glissais vers quelque chose de nouveau, cette phase où l'on prend conscience qu'on devient adulte. Je l'attendais avec impatience. Melodrama parle de cela, de ces sentiments qui vous envahissent, vifs et inconnus, émotionnellement assez complexes. J'ai essayé de les capturer et de les traduire en paroles de chansons", confiait-elle en 2017 à Grazia.
Celle qui dévore Sylvia Plath, Walt Whitman ou T.S. Eliot dit avoir fait de la musique "dans une perspective féministe". Et se réjouit que la question se soit immiscée au coeur de la pop culture.
"Je crois surtout au féminisme intersectionnel, qui mérite d'être davantage reconnu. Ce ne sont pas seulement les femmes comme vous, comme moi, blanches qui évoluent dans des milieux privilégiés, qui méritent d'être protégées, aimées, encensées, mais toutes les femmes. Pour moi c'est inacceptable que sous prétexte qu'elle soit noire, transsexuelle, prostituée, une femme subisse des discriminations ou une forme de domination encore plus grandes. Mon public comte de nombreuses jeunes filles, c'est ma responsabilité de véhiculer ce genre d'idées."
En 2021, beaucoup plus lumineux (le titre ne ment pas) que son prédécesseur mélodramatique, Solar Power est un album à la fois cryptique et limpide, sacralisant Mère Nature et son pouvoir poétique. On ressent dans les vibrations de l'artiste des échos à la folk psychédélique des années 70, avec tout ce que cela peut impliquer d'immersion sonore, de dépaysement et de trip hippie.
L'exigeant The Guardian salue la "douceur" paradoxale de cet opus évoquant aussi bien l'anxiété climatique que l'angoisse de la célébrité. Lorde oscille entre lucidité et utopie. De son côté, Slate.com insiste sur l'aspect "hors du temps" de l'entreprise. "Solar Power émane en partie du fait que Lorde a quitté les réseaux sociaux", analyse le journal.
Bref, que cela réjouisse ou interroge, force est de constater Lorde reste hors normes. On reconnaît à ses chansons une qualité dramatique, mais également réconfortante. Solar Power est un nouveau chapitre pour cette âme contradictoire qui fascine autant par son écriture et ses clips que par son style - on a déjà pu la voir du côté de la Fashion Week. Lorde n'a pas fini de nous étonner, et c'est tant mieux. En toute seigneure, tout honneur.