Vivre une pandémie avec Billie Eilish, c'est toute une expérience. L'an dernier, la popstar de dix-neuf ans (et reine des Grammys) sortait son nouveau clip, Therefore I Am, immersion chill dans un supermarché, alors que le monde entier se confinait. Baskets, fringues amples et bariolées, chevelure noire et verte, punchlines bien dosées ("Get my pretty name outta your mouth!"), ce film au son entêtant marquait nos retrouvailles avec un visage familier, par ailleurs choisi la même année pour délivrer un James Bond theme.
Et puis, un an s'est écoulé. Jusqu'au mois de mars 2021. A la surprise de tous, la jeune femme dévoile alors sur ses réseaux sociaux une nouvelle couleur de cheveux : adieu le vert punk, bonjour le blond plus tradi. Deux mois plus tard, autre séisme, bien plus considérable celui-ci : grimée en Marilyn Monroe 2.0, la star fait la Une du magazine Vogue et se met en scène dans un shooting en lingerie très "pin up". De quoi décontenancer ses fans. Normal : Billie Eilish a toujours revendiqué le port de vêtements "baggy", extra-larges, pour éloigner son corps, et son intimité, des jugements et des regards.
Résultat, cette série de photos vintage, la présentant notamment en corset Gucci, surprennent, déçoivent volontiers. Billie Eilish aurait-elle changé ? La chanteuse aux discours anti-body shaming, porte-parole d'une autre féminité, a toujours privilégié une imagerie moins policée que ces clichés conventionnels et beaucoup plus glamour. Pour elle, c'est un shooting libérateur ("fuck everything else", scande-t-elle en Une), mais pour d'autres, une allure qui fleure bon le patriarcat.
Mais qu'en est-il vraiment ? Alors que son second album, Happier Than Ever, sort le 30 juillet prochain, l'hypothèse d'une nouvelle Billie Eilish a beaucoup intrigué Célia Sauvage. La chercheuse et autrice aime à décrypter les enjeux de genre qui transparaissent à travers les clips : elle s'est notamment intéressée à la présence du "regard féminin" dans les vidéos de hip hop. Pour Terrafemina, l'experte s'est donc penchée sur les interrogations qui entourent l'une des popstars les plus fascinantes de ces cinq dernières années.
Célia Sauvage : "Billie Eilish avait déjà annoncé que son prochain album, Happier Than Ever, allait marquer un changement en termes de style (musical entre autres) et effectivement, on le voit arriver depuis des mois. Si ses changements de look surprennent, c'est parce que cela fait des années qu'elle s'est bâtie tout un personnage à travers son apparence, son identité, se jouant notamment des stéréotypes de genre, comme pour cacher son vrai soi, comme si ce look était une sorte d'armure, de camouflage, qu'elle maîtrise, et qui lui permet de se protéger.
C'est ce que suggère d'ailleurs une publicité qu'elle a tournée pour Calvin Klein en 2019, où elle dit : "Je ne veux pas que le monde sache tout de moi". A travers ce type de discours, Billie Eilish interroge la construction ambiguë des popstars, entre ce que renvoie leur image et leur vie privée. Car une popstar, qu'est-ce que c'est ? Un produit impersonnel soumis à des impératifs marketing, ceux de l'industrie ? Ou un artiste qui arbore une forme d'identité aux traits plus marqués, une image plus négociée ? Billie Eilish semblait opter pour cette seconde option.
On l'a toujours célébrée pour sa propension à sortir des sentiers battus. Or, le shooting et la couverture de Vogue sont venus traduire une renégociation de ce personnage. Cependant, on a rapidement fait de Billie Eilish une star alien et hors normes, surtout après le succès mondial de son premier album, When We All Fall Asleep, Where Do We Go? (en 2019)... alors que dans les faits, on pouvait déjà facilement la comprendre et la resituer.
Au niveau vestimentaire par exemple, la chanteuse s'est démarquée en se réappropriant des modèles déjà familiers : des tenues streetwear, issues du rap et du RnB, des looks plus ouvertement masculins. Ce qui la rendait unique, c'était, paradoxalement, de se réapproprier des codes qui préexistaient déjà... mais dont elle n'était pas la cible directe, en tant que jeune fille de dix sept ans. Donc le côté "hors normes" est plutôt en illusion en soi : Billie Eilish incarnait une certaine idée de la modernité certes, mais tout en recyclant des choses déjà vues.
De même, le shooting de Vogue la renvoie à un autre sentiment de déjà vu, à savoir, à un enjeu traditionnel chez les popstars depuis des décennies : celles-ci ont toujours su que pour durer, il fallait se redéfinir. En énonçant cette idée, on pense évidemment à Lady Gaga, Miley Cyrus, ou encore Madonna. La jeune femme s'inscrit donc dans des schémas marketing connus.
Ce changement apparent n'est donc pas si étonnant."
"Ce qui a pu notamment déranger avec la couverture de Vogue, qui a beaucoup fait parler d'elle, c'est ce retour à des représentations beaucoup plus traditionnelles de la féminité. Billie Eilish privilégiait volontiers les baggy, les vêtements larges, une propension aux looks queer ou non-binaires. Or, ici, on entre vraiment dans l'imaginaire de la pin up. La chanteuse prend le cheminement inverse de ce qu'elle a pu privilégier par le passé.
La pin up incarne un modèle de féminité désuet, mais surtout désiré et "acceptable". A ce stéréotype s'ajoute une dominance de couleurs chairs, des tonalités du cadre au corset Gucci arboré par la star. Encore une fois, cette représentation n'est pas si étonnante. Des stars comme Christina Aguilera, Selena Gomez ou encore Beyoncé sont toutes passées un jour ou l'autre par ce genre de look pour se rendre "respectables".
C'est aussi là le souci. On attendait de Billie Eilish plus de modernité. D'autant plus que depuis plusieurs années, elle revendique sur ses réseaux sociaux, durant ses concerts et dans les médias, un discours body positive. Elle n'hésite pas à prendre position en évoquant son corps et son apparence. Des réflexions subversives non pas en tant que telles, mais compte tenu de l'industrie ultra-mainstream au sein de laquelle elle évolue.
Concernant ses tenues streetwear et ses baggy, elle a souvent expliqué qu'elle arborait ces looks car elle n'aimait pas son corps, et que ces vêtements larges lui permettaient de mieux s'accepter, tout en cachant, paradoxalement, un corps qu'elle n'acceptait pas. D'accord, mais pour accepter son corps, faut-il pour autant le dévoiler, ou plus encore le rendre "acceptable", et donc désirable ? C'est ce que semblent suggérer la couverture de Vogue et le shooting qui va avec. C'est là la problématique de cette stratégie médiatique, somme toute traditionnelle.
Personnellement, j'imagine que le shooting de Vogue a été majoritairement pensé par une équipe de créatifs adultes. Billie Eilish, quand elle pose pour des magazines, est tout de même moins libre que dans ses clips par exemple, qu'elle met en scène elle-même. Sa maîtrise de son image est moins évidente. Chez elle, sa prise de parole comme le regard qu'elle voue à son physique semblaient plus libres, c'est à dire moins formatés.
Or, le look privilégié dans Vogue semble représenter un passage obligé de la popstar teen à la popstar adulte."
"La mise en scène différente de son corps que propose Billie Eilish dans des publications comme celle-ci peut s'envisager comme une réponse directe aux commentaires de haters, à la vague de body shaming, ainsi qu'aux photos de paparazzi qui ont pu être prises à ses dix huit ans. Je crois que Billie Eilish désire se réapproprier son image avant que celle-ci ne soit "volée", en partie à cause de ce genre de clichés voyeuristes.
Elle a raison de le faire. Maintenant, l'enjeu serait de proposer à son public un autre modèle d'acceptation de soi, qui ne passerait pas forcément par un retour aux modèles de féminité traditionnels. Ce n'est pas impossible. Car la chanteuse sait construire un discours visuel, en plus du discours qu'elle transmet dans ses chansons. C'est ce que prouve notamment sa vidéo, Not My Responsability, diffusée sur ses réseaux sociaux et sa chaîne YouTube. Elle y délivre un discours anti body shaming.
On l'entend notamment dire : "Vous avez des opinions sur mes opinions, ma musique, mes vêtements, mon corps. Certaines personnes détestent ce que je porte. D'autres en font l'éloge. Mais je sens que vous me regardez, toujours, et rien de ce que je fais ne passe inaperçu. Si je porte ce qui est confortable, je ne suis pas une femme. Si je me débarrasse de ces couches de vêtements, je suis une salope. Bien que tu n'aies jamais vu mon corps, tu le juges et tu me juges".
C'est un interlude beaucoup plus radical que la couverture de Vogue : en quelques minutes, Billie Eilish rend visible et audible des discours de haters que beaucoup de stars préfèrent cacher d'ordinaire. Elle le fait en interpellant les médias, mais aussi nous, le public, à mesure qu'elle se déshabille à l'image.
Plus le film progresse, plus son corps s'embourbe dans une sorte de mer noire qui rappelle le film Under the Skin (avec Scarlett Johansson, qui elle aussi a connu la célébrité tôt et le sexisme). C'est un symbole fort : elle nous suggère que son image nous échappe. A contrario, avec un shooting comme celui de Vogue, elle semble bien plus dépossédée de son image publique"
"La 'nouvelle' Billie Eilish, c'est à la fois une rupture, et une cohésion. Les couleurs chaudes du shooting pour Vogue rappellent celles qui recouvrent le clip contemplatif de Your Power, l'un des sons de son futur album, mais aussi celui de Lost Cause, avec ses tonalités très californiennes, vidéo au sein de laquelle elle arbore d'ailleurs des tenues larges, flottantes, ce qui n'est pas vraiment une évolution au vu de ses anciens looks.
D'un côté, un clip récemment mis en ligne comme celui de NDA, autre morceau de son second album, Happier Than Ever, prouve qu'elle peut du jour au lendemain repasser de la lumière à l'ombre. Cette vidéo, dont elle est la réalisatrice, est effectivement beaucoup plus ténébreuse. On est loin de l'ambiance de Lost Cause.
D'où cette question : Y-a-t-il vraiment une nouvelle Billie Eilish ? Car ce clip semble tout à fait contradictoire. De même, sur les réseaux sociaux, elle n'arbore pas des looks à la Vogue ces dernières semaines. Hormis sa nouvelle couleur de cheveux (autrefois noirs et verts, aujourd'hui blonds), elle semble perdurer dans ce que l'on connaissait déjà d'elle en terme d'apparence fashion. Il faut donc croire que cette couverture de Vogue ne restera pas dans les annales.
Ces débats sur la nouvelle Billie Eilish prouvent une chose : en quelques années seulement, la star, à tout juste dix-neuf ans, a su créer auprès du public et des médias tout un système d'attentes. Dans les années à venir, elle va donc devoir gérer ce système avec beaucoup de pincettes, en faisant attention, car elle est encore très jeune."
Célia Sauvage est la co-fondatrice de Balance ton Clip, collectif et podcast décryptant la culture clip. Docteure en études cinématographiques et audiovisuelles, elle a co-écrit l'ouvrage "Les teen movies" et contribué à la revue en ligne "Le genre à l'écran".