"Je ne veux pas que les gens sachent tout de moi. Je porte des vêtements amples pour que personne ne puisse avoir d'opinion, puisque qu'ils ne voient pas ce qu'il y a en dessous", a déclaré Billie Eilish lors d'une campagne Calvin Klein. La chanteuse de 18 ans ne supporte plus les réactions que suscitent ses choix vestimentaires, notamment son port du baggy, ce pantalon extra-large qui nous renvoie aux années quatre vingt-dix. Et l'artiste de poursuivre : "De cette façon, personne ne peut dire : 'Oh, elle est mince, elle est grosse, elle a un cul plat, elle a un gros cul...".
"Ce que j'aime dans le fait de m'habiller comme si je faisais 800 tailles de trop, c'est que cela ne donne à personne la possibilité de juger à quoi ressemble votre corps", achève l'interprète de Bad Guy. En prononçant ces mots, celle qui a remporté cinq trophées aux Grammy Awards 2020 jette un pavé dans la mare. A l'écouter, le pantalon baggy, et les vêtements amples en règle générale, peuvent constituer une forme de contre-attaque face aux jugements de la société et aux remarques les plus sexistes.
Et si c'était vrai ?
Les propos de Billie Eilish ont éveillé les consciences de milliers d'internautes. "Le fait qu'elle ressente le besoin de porter des vêtements amples pour que les gens n'aient pas d'opinion sur son physique me rend triste, je suis triste pour les femmes si l'on en est arrivé à ce point", déplore une voix anonyme. Et une autre de témoigner à l'unisson, émue par cette libération de la parole promue par l'artiste : "Une fois, un gars m'a dit que c'était de ma faute si les garçons ne m'accordaient pas la moindre attention, parce que je portais toujours des vêtements amples qui 'cachaient mon corps' et 'n'augmentaient' pas ma féminité. Donc merci à Billie Eilish".
"Faire disparaître le corps, ce n'est jamais très positif. Il ne faudrait pas inciter les filles à oublier leur corps, ce qui serait terrible", constate l'historienne de la mode Audrey Millet. Avoir recours au vestiaire large pour contrer le "body shaming", cette "humiliation corporelle" qui fait tant de mal aux femmes, est effectivement un geste qui n'a rien d'anodin. Cela en dit long sur l'épuisement vécu par l'artiste, que l'on imagine inondée de jugements anonymes. Mais ce choix vestimentaire, Billie Eilish en fait aussi un geste militant : une réaction ouverte à l'hyper-sexualisation des jeunes vedettes. "Vous souhaitez vraiment proposer un portrait de moi torse nu ? Pour de vrai ? A 17 ans ?", avait-elle d'ailleurs déploré à l'adresse du magazine de mode Nylon, affichant en Une une représentation topless de la musicienne.
Malheureusement, tout cela ne date pas d'hier. "Cette hypersexualisation nous renvoie par exemple aux campagnes et couvertures de magazines de mode dédiées à la jeune comédienne et mannequin Brooke Shields dans les années 90. A l'époque, sous l'objectif des photographes, elle n'avait que quatorze, quinze ans !", s'attriste Audrey Millet. A en croire l'historienne et styliste, "même la démocratisation du vêtement mixte, qui a su créer un trouble, a abouti à cette même sexualisation du corps des femmes".
Pour autant, le baggy constitue une alternative. Peut-il se transformer en arme anti-sexistes, à même de détourner le regard insistant des porcs ?
Si l'idée nous interloque, Billie Eilish elle-même est loin d'en être persuadée. Depuis qu'elle arbore cette singularité vestimentaire, les commentaires véhéments redoublent volontiers d'intensité. "Si j'étais un gars et que je portais ces vêtements amples, personne ne crierait. Mais là, il y a encore plein de gens qui me disent : 'Habille-toi comme une fille pour une fois ! Porte des vêtements serrés, tu serais beaucoup plus jolie et ta carrière serait tellement meilleure !' Et bien non, ce ne serait pas le cas", tacle-t-elle dans une interview au magazineSeventeen.
Face à ces piques, la chanteuse persiste et signe. C'est comme si, en revendiquant son style de ses performances live à son compte Instagram (suivi par près de 55 millions de personnes), elle désirait faire de ses vêtements amples une armure, la protégeant des flashes, des revers de la célébrité et des médisances. Cette théorie suscite l'enthousiasme de l'historienne féministe Christine Bard. "L'armure est protectrice et nécessaire : c'est un privilège masculin, et les femmes en manquent cruellement. Qui dit armure dit protection, mais aussi conquête. Le pantalon extra-large, tout comme le tailleur Chanel ou les vêtements uniformes, peuvent tout à fait faire fonction d'armure", se réjouit l'autrice de la passionnante Histoire politique du pantalon (éditions Le Seuil).
Et la spécialiste de nous le rappeler au passage : "Le vêtement en lui-même ne dit pas grand-chose, ce sont les remarques qu'il suscite qui lui confère son sens : c'est dans l'usage que le vêtement devient émancipateur".
On le comprend, les propos de Billie Eilish suscitent les débats et les passions. Et c'est normal : le baggy lui-même n'a jamais été un objet consensuel. On dit de ce pantalon XXL qu'il est né dans les centres pénitenciers américains. Les prisonniers n'avaient pas le droit de porter des ceintures - pour des raisons évidentes de sécurité - tant et si bien que leurs pantalons tombaient, d'où l'inauguration de telles fripes en ces lieux. Au début des années 80, rappelle l'historienne Audrey Millet, le baggy est adopté par les populations afroaméricaines, comme un signe de soutien aux grands exclus de la société. Large comme un drapeau, son usage est politique.
Même intensité protestataire lorsque ces oripeaux se démocratisent au sein de la scène hip-hop dans les années 90. "Il était le noyau de cette mode et culture urbaine", explique encore l'experte, "un vêtement cool qui pouvait s'adapter aux aspirations de tous ceux et celles qui l'enfilaient".
Dès lors, les icônes qui brandissent ce pantalon en étendard du style se multiplient. Du mythique groupe de RnB féminin TLC aux plus édulcorées Spice Girls en passant par la popstar Gwen Stefani, toutes se sont affichées en baggy.
Une façon comme une autre de lancer une mode tout en interrogeant les standards de beauté féminins. "Le baggy, porté large avec de petits T-shirts par exemple, n'est pas le truc le plus sexy du monde. Si bien des artistes féminines l'ont rendu 'pop', c'est un pur vêtement masculin, très habillé, pas forcément féministe, qui possède un genre et nous renvoie au vestiaire des mecs", décrypte la spécialiste en mode, pour qui ce glissement des genres comme des sphères (du hip-hop à la pop) rend le vêtement "transgressif par nature".
Chez la jeune Billie Eilish, cette transgression embrasse le désarroi de l'adolescence. Une forme de rébellion maintes fois fantasmée mais réappropriée par la chanteuse, qui compose des mélodies où s'enlacent bizarreries et parasitages, ritournelles lancinantes et mélancolie tenace. C'est comme si le pantalon baggy, vêtement à l'usage si élastique, correspondait à sa volonté (intime et artistique) de sortir des clous et des cases. "Billie Eilish porte des vêtements amples pour qu'on ne puisse pas la confronter aux normes irréalistes de la société", observe un fan admiratif.
Familier et déconcertant, le baggy concentre en quelques bouts de tissus la révolte, la "badass attitude" et la culture teenager - celle qui, aujourd'hui encore, vénère les jeans déchirés de Kurt Cobain. "En 2020, le pantalon baggy reste un vêtement rebelle", pondère Audrey Millet. "Totalement interdit en entretien d'embauche - alors que ce n'est plus vraiment le cas des baskets par exemple - bien que populaire, il a su conserver sa mauvaise réputation", explique l'historienne de la mode. Et ce, en dépit de ses plus récentes intronisations au gré des Fashion Weeks, où de nombreux créateurs de prestige se le réapproprient : Marc Jacobs, Jacquemus, Isabel Marant...
Et s'il y avait, entre les coutures de ce baggy, quelque chose de plus complexe encore ? Car pour Billie Eilish, les vêtements larges ne sont pas simplement une manière de contrer les regards les plus libidineux. Chez elle, le style est une thérapie. Elle explique ainsi à Rolling Stone que ces oripeaux "surdimensionnés" lui permettent de combattre ce qui la faisait tant souffrir, adolescente : la dysmorphie corporelle. Ce trouble, se caractérisant par une préoccupation disproportionnée vouée aux défauts physiques, a en partie nourri son anxiété.
"Je ne me suis jamais sentie à l'aise dans des vêtements vraiment minuscules. J'étais toujours inquiète de mon apparence. Je ne pouvais pas du tout me regarder dans le miroir", développe-t-elle en ce sens.
Bref, les fringues que portent la popstar ont surtout trait à sa santé mentale, cette même santé qu'elle n'hésite pas à évoquer en interview - en relatant notamment son expérience de la dépression. Les vêtements larges la sécurisent. Une vocation idéale pour le baggy, dont l'historienne Christine Bard souligne la souplesse, aux antipodes des slims serrés qui constituent la norme mais qui, selon l'autrice, étouffent, et jurent par "leur raideur".
Pour la chanteuse, le vêtement est une bulle qui l'englobe. "Je me souviens avoir été marquée par un discours d'acceptation de Rihanna, où elle disait que la mode a toujours été son mécanisme de défense", confesse-t-elle en interview. Se défendre des mecs, des autres, du regard que l'on s'accorde. "Au final, même s'il y a peut être une construction marketing derrière, indissociable des stars de la pop, son message pourrait être : acceptez-vous comme vous êtes", théorise l'experte de la mode Audrey Millet.
Et si cette acceptation de soi était le grand but du baggy ? En faisant la nique à la mode des slims, le pantalon large s'accorde aux mouvements féministes, et notamment au courant body positive, qui célèbre lui aussi le "hors-normes", les corps qui déboulonnent les diktats de beauté omniprésents au sein des magazines féminins. A l'instar de sa musique, à la fois douce et dérangeante, l'usage que fait Billie Eilish de ces vêtements nous invite à bousculer nos convictions, et les contradictions qu'elles impliquent.
Avec, au coeur de la réflexion, cet éternel paradoxe d'une mode au féminin qui, du rouge à lèvres aux pantalons, ne cesse d'osciller entre liberté et injonctions. "Le triomphe du pantalon dans les années 60 correspond aussi à celui de la mini-jupe. On a donc deux vêtements complètement différents mais qui représentent tous les deux l'émancipation des femmes", achève Christine Bard. On ne saurait mieux dire.