C'est une biographie mais son titre résonne comme une épopée : Devenir Beauvoir. Avec cette ambitieuse rétrospective de plus de 500 pages, qui à n'en pas douter devrait faire date, l'autrice Kate Kirkpatrick revient sur les mille et une vies d'une autrice, penseuse, philosophe, intellectuelle, essayiste. Qui était donc Simone de Beauvoir ? Vaste interrogation que tentent d'éclaircir archives et citations, extraits d'ouvrages et analyses.
Entre le factuel et le décryptage, Devenir Beauvoir cerne avec exigence la complexité d'une existence où se sont toujours côtoyé l'intime et le politique. De l'évolution de la "pensée Beauvoir" aux dialogues avec Sartre, des amours divers aux vagues de saillies sexistes subies à chaque nouvelle parution, rien n'échappe à la biographe.
Et celle-ci nous apprend bien des choses. La preuve par cinq.
Toute la force du livre de Kate Kirkpatrick tient en la personnalité qu'elle saisit, mais aussi en les réactions que celle-ci suscite, tout sauf laudatives. Non, Simone de Beauvoir n'était pas un esprit consensuel, et la réception critique qui lui a été faite l'a démontré, jusqu'à l'annonce de sa mort. Opus fondamental pour qui s'intéresse à l'autrice, mais aussi au(x) féminisme(s) en général, Le deuxième sexe a ainsi fait couler des rivières d'encre.
On considère aujourd'hui ce livre comme une "bible féministe", et pourtant son aura prestigieuse ne fut pas innée. "Simone de Beauvoir a littéralement atteint les limites de l'abject", fustige en 1949 le journaliste et écrivain François Mauriac dans les pages du Figaro. "Le sujet traité est-il à sa place au sommaire d'une grave revue philosophique et littéraire ?", se demande même l'auteur à propos des chapitres publiés dans la revue politique Les Temps Modernes, initiée par la penseuse - aux côtés d'un certain Jean-Paul Sartre.
Comme quoi, les polémiques suscitées par la parution d'ouvrages militants ne datent pas d'hier. A l'époque, même des voix peu réacs, comme la journaliste communiste Jeannette Prenant, résument cette oeuvre à des "broutilles" et du "charabia", note la biographe. Et Simone de Beauvoir de faire l'objet d'une ribambelle de noms d'oiseaux : "insatisfaite, glacée, nymphomane, lesbienne, mère clandestine", énumère celle-ci.
Symbole - quasiment glorieux - de cette mise au bûcher convoquant mépris intellectuel et sexisme pur : Le deuxième sexe fut même mis à l'index par le Vatican. Plus précisément, ce fut son second volume qui généra l'indignation des plus hautes instances religieuses. D'elles, oui, mais pas seulement. Le philosophe Jean Guitton écrit dans L'époque que son ouvrage est "une écoeurante apologie de l'inversion sexuelle et de l'avortement".
Simone de Beauvoir dérange, des écrivains les plus libres aux esprits les plus pudibonds. Dans les pages du Figaro Littéraire (décidément), le chroniqueur André Rousseaux juge l'intellectuelle trop "tenace" et "obsédée". Et trouve qu'elle "s'exaspère dans son complexe d'humilité". Albert Camus lui même accuse la philosophe d'avoir "ridiculisé le mâle français" avec ses écrits féministes, nous apprend Kate Kirkpatrick. N'en jetez plus.
Le mâle français. Une étrange formulation, qui nous renvoie à cette affirmation nette de l'autrice : "On ne naît pas mâle, on le devient", déclinaison moins connue de son fameux "On ne naît pas femme, on le devient", issue du Deuxième sexe. Sentence moins connue, mais pourtant tout aussi juste pour qui désire déconstruire les mécanismes du patriarcat : "On ne naît pas mâle, on le devient. La virilité n'est pas donnée non plus au départ".
Les "amis américains" de Simone de Beauvoir en disaient long sur son engagement, ses pensées et ses écrits. C'est ce que nous suggère la biographe dans son chapitre "Dilemmes américains". Quels amis précisément ? Richard Wright, par exemple. Ce romancier, poète et essayiste afro-américain est reconnu pour ses témoignages majeurs d'une société états-unienne empoisonnée par la ségrégation raciale, état des lieux alarmant dont il a rendu compte dans des livres à succès comme Un enfant du pays et Black Boy. De véritables best-sellers.
En se rapprochant de Richard Wright, Simone de Beauvoir ouvre les yeux sur les discriminations raciales. "De sa naissance à sa mort, travaillant, mangeant, aimant, se promenant, dansant, priant, l'homme ne peut jamais oublier qu'il est noir", écrit-elle alors. Pour la penseuse, il importe de dévoiler au grand jour toutes les formes de discriminations. Nulle doute que la notion de féminisme intersectionnel ne lui aurait pas été étrangère.
Dès 1947, l'autrice s'embarque à New York sur l'invitation du poète surréaliste Philippe Soupault et avec l'aide de l'anthropologue et ethnologue français Claude Levi-Strauss. A l'époque déjà, elle admire la prose d'artistes comme Virginia Woolf et Louisa May Alcott. S'intéresser à l'écrivaine revient toujours à convoquer des destinées de femmes parallèles, tout aussi inspirantes et stimulantes. En un mot ? Romanesques.
Simone de Beauvoir n'est pas née féministe, elle l'est devenue. Sa pensée était mouvante. Autant que le furent les correspondances, qui importent pour saisir ses réflexions. Les nombreuses lettres que lui dédiaient ses lectrices notamment. Cela, la chercheuse Marine Rouch le démontre depuis des années avec son blog Chère Simone de Beauvoir. La spécialiste a étudié pas moins de 20 000 lettres de lecteurs et lectrices. Compilées, elles ont l'envergure d'une oeuvre complémentaire, qui en dit autant sur l'écrivaine que ses propres mots.
Ses Mémoires d'une jeune fille rangée (1958) ont ainsi généré bien des missives. A l'autre bout de la plume, des femmes "ordinaires", mères au foyer, épouses esseulées, apparemment loin des révolutionnaires pour manifs. Simone de Beauvoir devient une confidente. Une lectrice écrit : "Vous êtes descendue d'un piédestal. Vous êtes devenue plus humaine et votre supériorité intellectuelle et culturelle ne vous rend plus si lointaine".
Dans ces lettres, des témoignages de détresse, des anonymes narrant leur impression de vide existentiel, la somnolence de leurs foyers, réagissant aux évocations acerbes du mariage relayées par l'autrice. Une relation épistolaire qui compte. "Si Beauvoir écrivait, c'était pour appeler ses lecteurs à la liberté, élargir leur horizon, ouvrir de nouvelles voies dans leur vie, éclairer leur existence d'un jour libératoire", achève la biographe.
Au fur et à mesure de ses parutions, les saillies décochées à l'adresse de Simone de Beauvoir brillèrent par leur âgisme décomplexé. L'âgisme, c'est cet ensemble de préjugés ciblant un individu en fonction de son âge avancé. Etrangement, injures et préjugés visent généralement les femmes. L'écrivaine peut en témoigner. Au moment de La femme rompue (1967), un critique littéraire lui écrit ainsi : "Il faut avoir pitié des vieillards. C'est d'ailleurs pour ça que Gallimard continue de la publier. Et oui madame ! C'est triste de vieillir !".
No comment. La vieillesse est l'un des grands thèmes de la pensée Beauvoir. On pensé évidemment à son essai éponyme, paru en 1970. "Il y a une politique de la vieillesse qui confine à la barbarie. Le système mutilant qui est le nôtre doit être radicalement bouleversé. On y évite si soigneusement d'aborder la question du dernier âge. Il faut briser la conspiration du silence : je demande à mes lecteurs de m'y aider", y écrit-elle.
Pourtant, nous rappelle Kate Kirkpatrick, la prise de conscience de l'autrice à ce sujet n'a pas été innée, loin de là. A trente ans, elle avouait "détester les vieilles peaux", ces femmes qui auraient grand besoin "d'être remisées", cite la biographe. Des propos loin d'être tendres. Redécouvrir Simone de Beauvoir, c'est aussi côtoyer contradictions et paradoxes. En somme, tout ce sans quoi le militantisme ne serait rien.
Devenir Beauvoir, de Kate Kirkpatrick.
Editions Flammarion, 576 p.