C'est un livre qui marque, qui bouleverse, qui prouve que le vécu d'une seule femme peut résonner chez de nombreuses femmes. Journal intime d'une féministe (noire) (ed. Au Diable Vauvert) retrace le parcours d'Axelle Jah Njiké alors qu'elle prend le contrôle de son être, de son destin et de son plaisir. Une histoire de transmission, d'apprentissage, et d'un secret libérateur. Un récit de traumatisme et de violences intrafamiliales, aussi.
"La honte d'être femme se transmet. L'indifférence d'être femme se transmet. Et la joie d'être femme se transmet, aussi", écrit-elle. Cette joie, cette fierté, c'est ce qui ressort à travers les mots puissants de l'autrice, qui nous embarque dans son intimité pour nous rappeler de se pencher sur la nôtre. Et surtout, de ne plus silencier ce sujet primordial qu'est la sexualité.
Parce qu'on souhaitait continuer la conversation qu'elle lance dans ses pages, on a longuement discuté, ensemble, de son ouvrage et de ce qui l'a fait naître. Entretien.
Axelle Jah Njiké : C'est une oeuvre dont j'ai posé les premiers jalons lorsque j'avais à peu près 25 ans, soit il y a 25 ans. Les chapitres relatifs à mon histoire personnelle, qui clôturent le texte, ont quant à eux été écrits en août dernier. L'épilogue, je l'avais écrit en 2015 et c'était à l'origine la trame d'un podcast que je voulais faire sur les relations mères-filles. Le texte qui paraît aujourd'hui a été très longtemps mûri. Il m'a accompagnée toute ma vie.
A. J. N. : C'est un format qui m'est familier. J'ai toujours beaucoup lu et beaucoup écrit. J'écrivais ce que je pensais sans même savoir que cela s'apparentait à l'écriture d'un journal. Et j'ai commencé à le faire, enfant, car je n'aimais pas les dénouements des histoires que je lisais, donc je réécrivais la fin.
J'ai ensuite basculé de cet exercice-là à écrire des choses à propos de moi. Des choses que j'avais en tête et que je voulais faire quand je serai grande. J'ai ensuite vraiment compris le potentiel littéraire de ce format-là quand j'ai découvert Anaïs Nin. Et c'est grâce à ses journaux à elle, que c'est devenu une vraie pratique sérieuse pour moi. Le journal intime permet aussi un suivi chronologique, une introspection.
A. J. N. : Le journal intime est éminemment politique, et la première à nous l'avoir dit, c'est justement Anaïs Nin. Le vécu des femmes est circonscrit à un endroit, à l'intérieur, à la maison. On nous dit que ce qu'elles vivent n'est pas important. Eh bien non. La preuve.
A. J. N. : Ce choix de ma part c'est vraiment parce que l'appartenance afro, ce n'est pas ce qui prévaut dans mon féminisme. Le mien est avant tout une histoire de transmission. Et c'est dans la transmission, le rapport au sexe, au plaisir et au désir, que j'ai placé tout mon propos féministe.
Car mon histoire débute dans la violence et la contrainte en matière d'intimité. Elle est dans la continuité de ce qui est déjà survenu à ma mère et à mes aïeules. C'est ce qui forge mon féminisme, il se situe là, dans l'histoire des femmes de ma famille, dans nos histoires respectives de filles et de femmes. Et c'est cela qui le nourrit encore aujourd'hui. C'est pour cela que je parle d'un féminisme de l'intérieur, et par cela, j'entends un féminisme qui partirait de nos propres récits et du sort qui est fait aux femmes dans nos lignées respectives.
Ce qui vaut pour moi vaut probablement, sans reprendre exactement les mêmes paramètres, pour quasiment toutes. Est-on vraiment sûres que dans nos familles, les femmes ont été considérées comme des êtres à part entière, ont été respectées, que leur plaisir et leur consentement ont été pris en compte ? Je pense que nous ne sommes pas nombreuses à pouvoir répondre "oui".
Dans mon cas, cette approche-là, me dire "féministe païenne" et le dire dans ces termes-là, m'a permis d'incarner un féminin qui est celui de mon choix, au sein d'une lignée où les femmes n'en avaient pas eu le loisir.
A. J. N. : Parce qu'à l'heure où l'on se parle, l'inverse est toujours d'actualité pour des millions de filles dans le monde, et de garçons. Cela reste extrêmement courant. Au-delà de ça, je sais qu'il est mal vu et incommodant pour plein de gens d'imaginer qu'on est le fruit de la biologie et pas de l'amour, en fait. Parce que c'est ce que ça veut dire. Seulement, selon moi, ce n'est qu'à condition de prendre conscience d'une telle probabilité dans sa propre famille, qu'on est vraiment en mesure de changer les choses.
Tu écris à ce sujet que quand tu découvres avoir été le fruit de l'amour, entre ta mère et un homme qui n'était pas son mari, ton père, ça change tout.
Oui, si je suis aussi résiliente, c'est grâce à cette découverte. D'un coup, on ne se regarde plus de la même manière. Les risques que mes parents ont pris pour affirmer que j'avais le droit d'être là me permettent de me convaincre que j'ai le droit d'être là.
A. J. N. : J'en parle beaucoup peut-être parce qu'on a failli me dérober la mienne et me dépouiller de la possibilité d'y faire mon entrée de mon plein gré. Il m'a paru très vite évident que la sexualité était un sujet et une base primordiale de la connaissance de soi. Alors attention, je tiens à préciser que je ne considère pas le viol comme de la sexualité, c'est de la contrainte, un acte de domination imposé par un agresseur à une personne vulnérable, qu'on soit bien d'accord là-dessus.
Une sexualité libre, c'est une sexualité qu'on peut penser, définir en ses propres termes. Et c'est, il me semble, aussi ce qui peut paraître de plus subversif lorsqu'on est une femme. C'est être sexuelle, se revendiquer comme telle. La société patriarcale que l'on connait tou·te·s et dont l'on subit tou·te·s les effets repose essentiellement sur notre silenciation et notre répression en la matière. Depuis longtemps. Dans le livre, je dis d'ailleurs précisément que nous sommes "les laissées pour compte, à la table du festin des sens".
Pour moi, la clé de l'émancipation réside là : par la capacité de chacune d'entre nous à se réapproprier l'incarnation de la sexualité, les représentations du féminin qui peuvent être de mise dans sa famille, les représentations du corps, de son corps, de notre sexe. Puis de transmettre tout cela d'une manière beaucoup plus solaire à celles qui suivent. Et ça, on est toutes en mesure de le faire, on en a le pouvoir. Il faut juste qu'on s'en rappelle.
A. J. N. : On a toujours eu des conversations sur l'intime, l'affectif, le sexuel ensemble. Pas de façon frontale, mais par des biais détournés que j'avais su mettre en place. Je suis passée par les films, les livres, les séries qu'elle regardait, en les visionnant à ses côtés. C'est une voie que je recommanderais à d'autres personnes. J'ai pu également partager avec elle, à différents moments, des contenus de ma génération qui m'avaient plu à moi aussi.
Mes livres érotiques étaient également accessibles. C'était une façon pour moi de faire savoir que le dialogue était de mise entre nous deux. D'ailleurs, ses ami·es aussi ont commencé à me poser des questions. Et c'est pour ça que je parle de transmission : on a tendance à répéter les choses qu'on a reçues. Pour ma part, je n'avais aucun repère, donc j'ai inventé une parentalité en mes termes. Sur ce sujet-là, c'était très important que ma fille ne se retrouve pas aussi démunie que je l'avais été à son âge.
A. J. N. : Absolument. Sinon, pourquoi pourrait-on entendre encore aujourd'hui que notre sexe est "impur" ? Cette idée m'insupporte. C'est le même sexe qui donne naissance à l'humanité entière. Et c'est parce qu'il y a cette idée d'impureté qu'on serait tous nés pécheurs mais surtout, toutes nées pécheresses. Comment peut-on avoir un lieu qui à la fois enfante le monde et peut être en même temps aussi conspuée ?
Il n'y a pas lieu de purifier qui que ce soit chez les femmes et pas non plus chez nos filles. Il faut arrêter avec ce récit.
A. J. N. : Cette phrase est très importante pour moi. Je l'écris avec le dessein qu'on se souvienne qui nous sommes. Que nous sommes sacrée, puissante, jouissante, jouissive et jouisseuse. Le divin, nous l'incarnons, il n'est pas à l'extérieur de nous. Être féministe païenne, c'est aussi ça.
Cela correspond également au terme dont on nous a gratifié·es pendant la colonisation. Les premiers colons sont arrivés quasiment partout avec cette idée : tout ce qui n'est pas chrétien était païen et nous étions l'incarnation du paganisme. Nous considérions seulement que tout notre environnement était divin, que les rivières et les arbres avaient un esprit, et nous passions pour païen·nes auprès de l'envahisseur pour ça. En reprenant ce terme-là, il y a aussi la volonté de se réapproprier cette insulte coloniale.
Et puis pour moi, c'est une joie d'être une femme, d'être née d'un sexe de femme, d'être moi-même dotée d'un sexe de femme, d'avoir une fille. Il ne s'agit jamais d'une malédiction. Le sexe des femmes, le plaisir des femmes est sacré. Il est divin. Et j'insiste sur le terme "sacré" pour le replacer à cet endroit-là quand on sait les mutilations sexuelles dont peuvent faire l'objet les filles et les femmes dans le monde. C'est aussi pour elles que je fais ça.
Je dis bien "sexuelles" et non "génitales". Si l'on reste sur "génitales", on ne considère que l'aspect enfantement. On prive encore une fois les filles de cette qualité d'êtres désirants. Les nouvelles générations qui travaillent sur ce sujet osent brandir la question du plaisir féminin. Leila Hussein, qui intervient dans le documentaire #FemalePleasure notamment, le dit d'ailleurs très bien lorsqu'elle explique les différentes formes d'excision à des adolescents.
La personne la plus dominée dans cette société, c'est l'enfant. Parce que nous considérons qu'ils nous appartiennent, et qu'ils appartiennent aux familles et par conséquent, aux traditions. Nous commencerons à arriver à des conversations intéressantes en matière de féminisme lorsque l'on s'intéressera vraiment au statut de l'enfant. Il cristallise tout ce qui ne va pas dans nos sociétés. Et en même temps, c'est l'endroit où l'on peut faire la révolution.
Car si on change les termes de la parentalité, on change tout.
Journal intime d'une féministe (noire) de Axelle Jah Njiké
Editions Au Diable Vauvert