La parution du sixième tome de Cinquante nuances de Grey en juin prochain fait déjà couler de l'encre. D'aucuns se plaisent (à raison) à rappeler les hics du sous-genre que le best-seller incarne, la "new romance" ou "New Adult", soit ces fictions amoureuses et un brin sulfureuses (un brin seulement) type Crossfire et After, où s'enlacent passions violentes, confusion des sentiments et stéréotypes de genre à la va comme je te pousse.
Cependant, le succès dévastateur de livres comme la saga vaguement sado maso de la romancière britannique E. L. James pose de plus séduisantes questions au sein du marché éditorial. Comme celle de la normalisation de la fiction érotique par les autrices, à même de renouveler tout un imaginaire. Un phénomène durable, si l'on en croit l'autrice de fictions érotiques et chroniqueuse féministe américaine Rachel Kramer Bussel.
L'espace d'une tribune, celle-ci nous l'assure : "Je pense que c'est un avantage pour les femmes que la fiction érotique soit devenue plus courante. Ne pas voir l'érotisme être caché dans un coin envoie le message qu'il est normal de penser au sexe, de réfléchir à ce qui vous excite", se réjouit-elle du côté du site Refinery29.
A la lire encore, sexualités et émois diffèrent largement quand ce sont les regards féminins qui les narrent. L'avènement de la fiction érotique ne peut se faire sans ces points de vue. Et elle n'est pas seule à le penser.
Et si l'avenir de la littérature érotique était féminin ? Ou plutôt, et si les autrices proposaient une toute nouvelle littérature, émancipée des diktats d'antan ? Camille Emmanuelle aime à l'imaginer. Autrice d'un essai libérateur (le bien-nommé Sexpowerment) et d'un très audacieux roman érotique young adult (Le goût du baiser), la romancière est la directrice de Sex Appeal, une collection déployant de nouvelles écritures des sexualités. Comme Et d'abord le regard de Laure Giappiconi, immersion au sein d'un cabaret (à paraître ce 7 mai).
Un an durant, Camille Emmanuelle a également rédigé à la chaîne des "new romance" à la Cinquante nuances, "un genre littéraire particulier produit par des femmes auteures notamment, qui écrivent sous pseudo (ou pas), avec quelques scènes de sexe, mais surtout des codes recyclés (l'homme de pouvoir qui a une blessure secrète, la femme qui ne veut pas se laisser séduire mais tombe sous son charme car il est sexy - et s'il est millionnaire c'est pas plus mal) et autres poncifs sexistes – avec des femmes qui jouissent au bout de deux minutes", ironise-t-elle.
Un sacré topo. Or à l'écouter, ce "business" de la new romance, visible aux Etats-Unis comme en France, n'a (vraiment) pas grand-chose à voir avec la littérature érotique. A savoir des romans qui "seraient vraiment érotiques, proposeraient des scènes de sexe plus explicites et sortiraient de ces schémas ultra-codifiés", dit-elle.
On touche du doigt ce qui fait la différence entre une bonne et une mauvaise histoire érotique : l'audace déjà, l'immersion ensuite, l'authenticité, aussi. Et pour ainsi dire, le point de vue. Qui peut cruellement manquer aux productions pornographiques dites "mainstream" comme aux romances soi-disant perverses des biblios.
"Chez les femmes autrices, il y a un besoin d'écrire des choses qu'on ne lirait nulle part ailleurs. Ni dans le porno traditionnel, ni dans la fiction classique. Ecrire du sexe tel qu'on aimerait le lire en somme", nous raconte celle qui voit en l'érotisme une "écriture performative", véritable exercice de style exigeant d'éviter "l'écueil du cucul, du sirupeux, et à l'inverse celui du trash, du très cul qui sortirait de l'histoire, de la description médicale comme de la métaphore à tout va". C'est aussi pour esquiver ces obstacles que de nouveaux regards sont primordiaux.
Ils comblent un vide, et transgressent un imaginaire trop balisé. C'est d'ailleurs cette transgression qui pénètre les fictions de Chloé Saffy. Dans A fleur de chair, son dernier roman édité par La Musardine, l'autrice nous propose un sulfureux thriller BDSM – le vrai BDSM, pas celui que dit pratiquer ce petit con de Christian Grey.
"J'écris sur ce qui m'excite, mais j'aime aussi explorer les fantasmes qui ne sont pas les miens et m'intéressent intellectuellement", nous raconte-t-elle. L'idée est donc de redonner de la chair à l'érotisme, mais aussi du sens aux sens. "Pour moi, une bonne scène de sexe est également mentale, et elle fait avancer l'histoire. C'est un élément de l'intrigue qui raconte quelque chose sur tes personnages et l'évolution de ton récit. Elle ne s'arrête pas à la chambre à coucher !", nous explique la romancière, qui investit ces imaginaires fiévreux depuis douze ans déjà.
Dit ainsi, il s'agit de proposer un érotisme qui se projette bien au-delà du trou de la serrure.
Une intention que l'on (re)découvre en explorant les classiques hexagonaux du genre, ces révolutions de l'érotisme au féminin, et surtout de l'érotisme tout court, que sont la fameuse Histoire d'O de Pauline Réage et La femme de papier de Françoise Rey, pour ne citer que ceux-là. Des histoires de désir complexes, d'émancipation par le plaisir comme par son écriture - éminemment subversive. Et dont bien des plumes revendiquent aujourd'hui l'héritage.
Ainsi Anne Hautecoeur, directrice générale de La Musardine, référence du genre en France, nous apprend-t-elle que 75 % de ses auteurs... sont des autrices. Une évolution qu'elle dit observer depuis quatre ans au moins. "Je n'ai pas exigé un corpus majoritairement féminin, ce sont ces autrices qui sont venues à moi. Et cela génère forcément un imaginaire d'une autre genre, qui passe par une évolution de la forme", nous raconte l'éditrice.
Pour preuve, l'un des derniers succès de la maison : La prédiction, ouvrage inspiré du compte Instagram éponyme – et censuré sur la Toile - proposant des fragments de sexualité d'une jeune femme d'aujourd'hui. De l'érotisme par les femmes, pour les femmes, et intensément dans l'air du temps. Anne Hautecoeur nous l'explique : "Cette féminisation de la littérature érotique nous renvoie à Instagram, qui est un vivier important pour l'érotisme, et notamment l'érotisme tel que les femmes peuvent le dépeindre, au niveau du texte comme du visuel".
Toujours en lien avec la prolifération de comptes Instagram sex positive (comme Jouissance Club), les manuels de sexualités féministes abondent eux aussi en librairies. Il n'est plus rare de voir clitoris, masturbation et orgasmes squatter les rayons. N'en déplaisent aux regards pudibonds. Mais si cette offre en appelle à une expression plus libre du plaisir, la fiction, elle, semble quelque peu délaissée en comparaison. De quoi décevoir Chloé Saffy, pour qui "l'éducation passe aussi par l'imaginaire, et donc par la fiction". "C'est aussi pour cela que réprimer la fiction érotique, la réduire à des schémas stéréotypés, n'aide vraiment pas", nous raconte l'autrice.
C'est en partie pourquoi sortir quelque peu d'un imaginaire hétéronormé recyclé ad nauseam ne peut pas faire de mal. Surtout si le public est prêt à suivre cette mise à jour. Or, si la directrice générale de La Musardine nous assure que bien plus d'autrices se dirigent vers elle manuscrits en mains ces dernières années, elle observe également une présence accrue des lectrices au sein de la librairie de la maison d'édition, depuis cinq ou six ans déjà.
Bref, à l'unisson des autrices, les lectrices elles aussi cherchent à combler un vide.
"Je pense que huit femmes sur dix ont déjà lu de l'érotique au mois une fois dans leur vie. Elles citeront aussi bien Cinquante nuances de Grey que les écrits d'Anaïs Nin", nous assure Camille Emmanuelle. Un lectorat ouvert d'esprit. Et qui, en quêtant ces récits où l'émotion est aussi sensorielle que cérébrale, cherche certainement ce sur quoi insiste Rachel Kramer Bussel : "La permission de nous reconnaître comme des êtres sexuels et sexy, dont les désirs peuvent être bien plus compliqués que ce que nous sommes souvent amenées à croire, nous rendant plus à l'aise pour parler de sexe, y compris de fantasmes pervers".
C'est un point sensible que touche là l'autrice américaine. Car qu'est-ce que l'érotisme sans l'interdit, sa complexité, si ce n'est son ambivalence ? Une ambivalence si périlleuse à caresser quand les fantasmes mis en scène par écrit semblent entrer en contradiction avec ses propres convictions de femme et de féministe. C'est encore sur cette ligne fragile que se hasardent les exploratrices du genre. Cependant, Chloé Saffy en est convaincue : "Pour moi, la fantasmatique permet tout, ne doit pas engendrer d'autocensure. Etre romancière, c'est te retourner comme une crêpe, t'emmener vers des voies que tu n'as pas forcément envie d'explorer".
Une ambition qui scandalise volontiers. "En France, tu peux vendre des thrillers de Maxime Chattam avec des scènes d'horreur visuelle hyper graphiques, mais le sexe ca reste toujours compliqué", s'amuse encore l'autrice. A cela, il faut ajouter un enjeu, malheureusement prévisible : les pressions qui pèsent sur les épaules de celles qui osent dépeindre librement les sexualités, et pas forcément la leur par ailleurs.
"L'autocensure n'est pas rare car il y a toujours un soupçon de la part du lectorat quand une femme écrit : on pense qu'elle raconte forcément un peu sa vie. Ce qui n'arrive pas du tout quand un auteur écrit sur un serial killer bien évidemment (sourire). Mais une autrice qui dépeint une scène de sexe de groupe, tout le monde va immédiatement penser que c'est du vécu. Le frein à la création, ce sont donc les conséquences éventuelles sur sa vie d'auteur, plus concrètes encore quand tu es une femme", déplore à ce titre Camille Emmanuelle.
Appréhensions loin d'être anecdotiques. Ainsi dans une maison d'édition prolifique comme La Musardine, 99 % des auteurs et autrices signent sous pseudo, complexifiant la promotion, et donc la médiatisation des ouvrages. Ce n'est pas le cas de Chloé Saffy. Qui, du coup, l'affirme : "Etre une femme et écrire de l'érotisme sans pseudo, c'est forcément un peu politique". Une révolution qui résonne encore trop peu au sein de l'édition.