Le goût du baiser, c'est un peu comme le temps chez Proust : nous le recherchons sans cesse. Et dans le premier roman de la journaliste Camille Emmanuelle, c'est la jeune Aurore qui l'a perdu. A la suite d'une chute brutale en vélo, cette lycéenne comme les autres devient anosmique : elle n'a plus d'odorat. Cet handicap (loin d'être connu de tous) l'inquiète et la désespère. Mais bientôt, un autre souci accapare ses pensées : l'obsession qu'elle voue au charmant et mystérieux Valentin.
Autrice d'un essai féministe réjouissant (Sexpowerment), l'écrivaine fait de son Aurore l'héroïne d'un roman-test jamais à l'abri d'une fâcheuse glissade. Car Le goût du baiser fait le pari de parler du sexe, de la jouissance féminine et de l'éveil des sens d'une adolescente, sans détour, chichis ni moralisme encombrant. Tout en se détachant des fantasmes si masculins qui envahissent la littérature érotique. Et sans sombrer tête la première dans l'imaginaire désuet de la "lolita". Et ce n'est pas le moindre des qualités de cette fiction fiévreuse qui dit le sexe sans niaiseries.
On s'y plonge pour au moins trois raisons.
Le sexe se raconte autant qu'il s'éprouve. Et les jeunes le savent bien. Alors pourquoi se priver de mots quand on parle aux ados ? La littérature jeunesse est suffisamment riche pour ne pas avoir à choisir entre le trash facile et l'eau de rose. Camille Emmanuelle, elle, ouvre la voix. "Chatte gonflée de plaisir", "je le baise avec ma bouche", "je sens mes tétons pointer"... Le cru n'est pas rare dans cette prose mais il s'invite seulement quand il le faut - pour nous faire ressentir la puissance de ce corps féminin qui vibre et semble jouir de sa propre force. De cette salve de mots émane un slogan qui stimule : "le clito c'est la vie". Plus girl power tu meurs.
Puisque l'érotisme est avant tout une affaire de langue, autant bien s'en servir. Dont acte avec ce premier roman qui narre sans gros sabots la vie d'une adolescente. Aurore n'est pas un cliché ambulant et son coeur, comme son corps, palpite. La perte de son odorat ne fait qu'exacerber l'attention qu'elle consacre à son apparence. Le beau gosse de son bahut lui fait subir du "revenge porn" - l'attitude d'un porc qui ne demande qu'à être balancé. Tout en constatant que "men are trash", Aurore s'initie à la boxe et découvre le mouvement body positive. Sans qu'elle le sache vraiment, la redécouverte de ses sens va de pair avec l'éveil de sa militance. C'est là le beau message (et pas le moins subversif) de l'autrice : le sexe est politique. Comme une lutte, il mène à l'émancipation. Un combat qui épouse les hashtags d'une nouvelle génération, à même de bousculer les peine-à-jouir.
Alors que, accablés par le flux d'images plus ou moins sexy qui envahissent nos écrans, nous quêtons d'autres formes de sensations (sonores par exemple, en expérimentant les podcasts érotiques), l'écriture gourmande de Camille Emmanuelle fait la part belle à l'orgasme olfactif : le sexe qui se goûte et se sent. En perdant l'odorat, Aurore doit se fier aux descriptions de Valentin lorsque ce dernier parcourt son corps. Celui-ci, dit-il, libère un goût salé, "comme un petit animal de mer" ou "une étoile de mer que l'on vient de pêcher". Et sa bouche a quant à elle "un léger goût de figue". Son sexe, lui, a la saveur d'une "pêche salée". Sa vulve est comme "un animal doux, endormi dans son terrier". Parfois cependant, c'est "une odeur de savon" qui pénètre son épiderme. Mais c'est un peu décevant car ce n'est pas sa "vraie odeur".
Dire ces parfums ce n'est pas juste repenser notre façon - trop étroite - d'envisager la sexualité. C'est aussi rejeter ce sentiment de honte qui trop souvent pèse sur l'intimité féminine, cette phobie du "sale" et des odeurs qui paralyse les femmes - jeunes ou non. Et si nous faisions la nique au body shaming, cet ensemble de remarques désobligeantes et d'injonctions qui accablent depuis trop longtemps le corps féminin ? L'autrice le suggère. Et l'écrit, dans la bouche de sa protagoniste : "Je le sais désormais. J'ai transformé, nous avons transformé, ma faiblesse en force. A présent j'ai confiance en mon corps. En son aspect, en son odeur, en sa possible sensualité. Et c'est cette confiance qui me rend encore plus désirable. Et désirante".
Si ce goût à la fois chaud et cru est celui d'une sexualité qui s'énonce, il est également celui d'une révolution. Lorsqu'Aurore égare quelques facultés, c'est avant tout son regard qui change. Moins récit d'initiation que "d'auto-exploration" (cette invitation pour les femmes à connaître et respecter leur propre intimité), Le goût du baiser est une ode au corps féminin.
Quand elle prend le temps de s'observer ou qu'elle fait l'amour, l'adolescente enlace d'ailleurs le fameux adage féministe "My body is a temple" : "Je me sens comme un temple sacré, magnifique, que l'on désire ardemment explorer mais que l'on découvre sur la pointe des pieds", dit-elle.
Si galipettes et cunnilingus sont décrits comme des danses, l'orgasme d'Aurore prend quant à lui la forme d'un sacre royal. Dans ces instants, les énumérations s'enchaînent, comme pour mieux tenter de saisir en mots une sensation qui se vit plus qu'elle s'écrit. Lisez plutôt : "Mes doigts et son sexe emprisonnent ma chatte gonflée de plaisir. Nos corps pulsent. Longtemps. En cadence. Tchac, tchac, tchac... ça percute à l'unisson comme une machine vivante. [...] Quelques secondes plus tard, collée contre lui, mon visage posé sur son torse, des larmes coulent sur ma joue. Je pleure des larmes de cyprine... [...] On écoute nos corps. Mon corps... il est entier, enfin".
Une "petite mort" pleine de vie. Et un opus brûlant dont la couverture, rouge comme un brasier, enflamme déjà toutes les librairies.
Le goût du baiser, par Camille Emmanuelle.
Editions Thierry Magnier, 220 p.