Soul est sorti le 25 décembre dernier sur Disney+, faute de réouverture des cinémas pour cause d'épidémie de Covid-19. Un succès immédiat sur la plateforme de streaming. Le film raconte l'histoire de Joe Gardner, un pianiste de jazz afro-américain qui donne des cours au collège en attendant l'opportunité rêvée. Un jour, alors que celle-ci est sur le point de se concrétiser, il décède subitement.
Propulsé dans "l'après", il refuse son sort et fait tout pour regagner sa place sur Terre, accompagné d'une petite âme baptisée 22, récalcitrante, elle, à passer le pas de la vie. Ils en chercheront tous les deux le sens, au fil d'une fable touchante qui explore - en plus de l'au-delà - la culture noire américaine new-yorkaise.
Soul est le premier long-métrage Pixar coréalisé par un réalisateur afro-américain, Kemp Powers, et le premier Pixar à mettre en scène un héros noir. Aux Etats-Unis, il est doublé par l'acteur Jamie Foxx, qui déclarait par ailleurs au New York Times qu'"être le premier rôle principal noir dans un film Pixar est une véritable bénédiction".
Car force est de constater en effet que les protagonistes animés non-blancs passent très fréquemment au second plan, ou que les interprètes sont souvent cantonnés à des rôles d'animaux. L'acteur avait d'ailleurs déjà prêté sa voix à Frozone, dans Les Indestructibles, quand Chris Rock interprétait Marty le zèbre de Madagascar, ou Eddie Murphy l'âne de Shrek, tous deux produits par DreamWorks. Une distribution géniale sans aucun doute, mais qui devient problématique lorsque la vedette est systématiquement réservée aux comédiens blancs.
En France, c'est Omar Sy qui a été choisi pour prêter sa voix à Joe Gardner, et Camille Cottin pour 22. Si à cause d'une erreur surnaturelle, elle se retrouve rapidement dans son corps à lui, et lui dans le corps d'un chat (encore un animal, souligne le New York Times), le scénario est quasi intégralement axé sur Joe, son quotidien, ses proches et sa famille. Son univers à lui.
Ailleurs en Europe, l'attribution des rôles suscite une vive polémique. Et pour cause, c'est un incroyable loupé : en Espagne, au Portugal, au Danemark et en Allemagne, Joe Gardner est doublé par des acteurs blancs. Nikolaj Lie Kaas pour la version danoise, Charles Rettinghaus pour la version allemande et Jorge Mourato pour la version portugaise. Et malgré les critiques, peu d'entre eux semble y trouver à redire.
"Le Portugal a manqué une occasion", déplore l'acteur Matamba Joaquim auprès du quotidien portugais Público, dans un article repéré par Courrier International. Son confrère Silvio Nascimento dénonce quant à lui une "appropriation culturelle", voire "un crime", et regrette amèrement que "l'architecture" du projet américain n'ait pas été respectée outre-Atlantique.
Plusieurs artistes et activistes, dont le président de SOS Racisme Mamadou Ba, ont d'ailleurs lancé une pétition qui rassemble aujourd'hui plus de 17 500 signatures. L'actrice et mannequin Ana Sofia Martins a été l'une des premières à y participer. Au journal local, elle lance : "Faire appel à des acteurs issus des minorités ne peut pas être considéré comme une mode, ce doit être la règle". Et continue : La voix a "non seulement de la couleur", mais aussi "du timbre, de la vie et une histoire".
En Espagne, certains pros du métier se cachent derrière un comportement "colorblind" flagrant. L'acteur espagnol Juan Logar assure par exemple que "le meilleur doublage devrait passer complètement inaperçu", allant jusqu'à argumenter que le pays ne possède pas assez de talents issu·e·s des minorités, rapporte le New York Times. Même son de cloche chez l'Allemand Charles Rettinghaus, qui lâche : "Peu importe que vous soyez Noir, vous devriez être autorisé et vous avez le droit de doubler n'importe qui", a-t-il déclaré. "Pourquoi ne pas jouer un acteur blanc, un Indien ou un Asiatique ?"
Nikolaj Lie Kaas, le Joe Gardner danois, plaide quant à lui le mérite, visiblement aveugle au racisme structurel que condamnent nombreux·ses activistes. "Ma position par rapport à n'importe quel boulot est très simple", écrit-il sur Facebook. "Laissez l'homme ou la femme qui peut effectuer le travail de la meilleure façon possible obtenir le poste."
"Cela ne peut pas être l'excuse constante", réplique la militante Asta Selloane Sekamane dans les colonnes du média national Berlingske, "cette idée que nous ne pouvons pas trouver des gens qui sont à la hauteur de nos normes. C'est une barre invisible qui lie la qualification à la blancheur."
Pour Mira Skadegard, professeure à l'université de Aalborg menant ses recherches sur les discriminations et les inégalités, il s'agit d'un déni généralisé. "Au Danemark, nous avons une longue histoire de déni lorsqu'il s'agit de racisme, et un profond investissement dans l'idéal d'égalité", précise-t-elle. "Nous ne prenons pas vraiment cela comme une critique des institutions et des structures ; nous le considérons comme une critique de ce que nous sommes".
Concernant la version française, bien que les personnages principaux noirs aient été attribués à des acteurs et actrices noir·e·s, celle-ci n'est pas tout à fait irréprochable. Le rôle de la mère de Joe Gardner, Libba, a ainsi été confié à une actrice blanche, et idem pour l'adolescente asio-américaine et tromboniste virtuose Connie. Une occasion manquée, comme le soulevait Matamba Joaquin. Et c'est peu de le dire.